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Reflets

Recueil Alexandries

< 11/21 >

2008

Eric Fassin

Chroniques mensuelles dans le journal "Regards", 2007-2011

auteur

Éric Fassin est professeur agrégé à l’École normale supérieure (Paris), co-responsable de la spécialité « Genre politique et sexualités » à l’EHESS et chercheur à l’Iris (CNRS / EHESS). Sociologue engagé dans le débat public, il travaille sur la politisation des questions sexuelles et raciales, en France et aux États-Unis.

résumé

Le mensuel REGARDS s’attache à repérer les phénomène sociaux et culturels de fond. Il bénéficie de contributions d’intellectuels notamment Eric Fassin, Sociologue (ENS, IRIS, EHESS), qui publie chaque mois une chronique dont les sujets et les approches intéressent le réseau TERRA et qui sont rééditées ici grâce à l’aimable autorisation du journal et de l’auteur. Cette page accueillera les prochaines chroniques et sera actualisée aussi longtemps que nécessaire.

à propos

REGARDS est un titre mythique de la presse française. Créé en 1932, de sensibilité communiste, c’est un des premiers news-magazines à avoir accordé de l’importance aux reportages photographiques. Pour des raisons économiques, la parution de Regards s’arrête en 1962. Trente-trois ans plus tard, en 1995, il réapparaît sous l’impulsion du PCF. De nouvelles difficultées conduisent au dépôt de bilan en 2003. Onze salariés s’engagent alors individuellement - deux mois de salaires investis et emprûnt à l’Etat – pour créer une « Scop » (société coopérative de production). "Regards appartient maintenant à sa rédaction.

citation

Eric Fassin, "Chroniques mensuelles dans le journal "Regards", 2007-2011", Recueil Alexandries, Collections Reflets, 2008, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article700.html

Sommaire dynamique

Oct 2007 - Minorités symboliques Rama Yade de Dakarà Aubervilliers

Nov 2007 - Immigration et identité française une politique du savoir

Déc 2007 - Question raciale le mot et la chose

Janv 2008 - Nicolas Sarkozy contre l’explication sociologique

Fév 2008 - Le loup de la xénophobie et l’agneau de la diversité

Mars 2008 - Ayaan Hirsi Ali, « Voltaire des temps modernes » ?

Avril 2008 - Droit au bonheur « Les amoureux au ban public »

Mai 2008 - Exception d’État

Juin 2008 - L’éducation civique au service de l’identité nationale

Sept 2008 - Edvige, un fichier politique "dans la patrie des droits de l’Homme"

Oct 2008 - Mohamed et Fatma, immigration subie et mères suspectes

Nov 2008 - Quand on aime on ne compte

Sept 2009 - Omar Ba, une imposture bonne à entendre

Oct 2009 - La conscience du préfet et l’inconscient du ministre

Déc 2009 - Le mur de l’identité nationale

Janv 2010 - L’identité nationale, c’est trop

Fév 2010 - Reprendre la main

Avril 2010 - Dérapages et glissement de terrain

Juillet 2010 - « Burqa » : une histoire belge

Septembre 2010 - « Voyou » ou « facho », faut-il choisir ?

Octobre 2010 - Roms : l’Europe forteresse lézardée

Novembre 2010 - Le droit de la nationalité, un puits sans fond

Décembre 2010 - Un ministère sans fin ?

Janvier 2011 - Des fatmas pour taper sur des fatmas

Février 2011 - La conscience d’un préfet consciencieux

Mars 2011 - Immigration : la préférence française pour la dictature


octobre 2007

Minorités symboliques : Rama Yade de Dakarà Aubervilliers

Peu après avoir rejoint le gouvernement de François Fillon, dont (avec Rachida Dati et Fadela Amara) elle symbolise la « diversité », Rama Yade accompagne Nicolas Sarkozy lors de son premier voyage africain, fin juillet. Pour la nouvelle secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et aux Droits de l’Homme, c’est un retour au pays natal. Dans la presse sénégalaise, cette immigrée fait part de son émotion : « Je me suis revue en train de faire le même chemin pour aller à l’aéroport, il y a vingt ans, dans l’autre sens, et c’est vrai que c’est assez bouleversant. »

Or le président prononce à Dakar, en sa présence, un discours controversé. Sans doute reconnaît-il l’esclavage comme un « crime », et la colonisation comme une « faute ». Il insiste toutefois sur la responsabilité des Africains dans leurs malheurs présents : la colonisation ne saurait être tenue responsable de la pollution, des dictateurs, de la corruption, des guerres et des génocides. Certes, Rama Yade a coutume de critiquer la tentation victimaire des Noirs ; mais Nicolas Sarkozy va beaucoup plus loin : pour lui, « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » et, « dans un univers où la nature commande tout », il serait condamné à un « éternel recommencement » qui ne laisse aucune place à « l’idée de progrès ». Si les colons « ont eu tort » de croire « qu’ils étaient le progrès, qu’ils étaient la civilisation », le président français n’en invite pas moins les Africains à écouter en eux « la part d’Europe » – soit « l’appel à la raison et à la conscience universelles ».

Beaucoup ont protesté contre le retour d’un culturalisme qu’on croyait d’un autre âge. Mais pour sa part, Rama Yade ne s’est pas fait entendre ; elle s’est laissé oublier. On la créditait pourtant d’avoir conquis le futur président, dès leur première rencontre, début 2007, par la franchise de ses critiques. Aussitôt appelée à prendre la parole lors du congrès d’investiture de l’UMP, si elle choisit la droite et son « respect » méritocratique contre la « pitié » misérabiliste de la gauche, elle ne craint pourtant pas de mettre en garde contre la brutalité du langage : « il est toujours plus efficace de mettre les formes, notamment à l’égard de populations issues de civilisations de l’oral, pour qui les mots sont importants. »

A Dakar, la voici pourtant réduite au silence : pas un mot, même pour la forme. Serait-ce que Nicolas Sarkozy y parle aussi d’immigration ? La « jeunesse africaine », il le reconnaît, « doit pouvoir acquérir hors d’Afrique la compétence et le savoir qu’elle ne trouverait pas chez elle » ; mais il lui faut ensuite rentrer au pays, « revenir bâtir l’Afrique ». Car, sans parler de l’immigration subie de ceux qui tentent de « fuir la misère », « il faut mettre un terme au pillage des élites africaines ». Que penser alors de l’histoire personnelle de Rama Yade, qui contribue à sa récente légitimité ?

Le piège politique s’est refermé – comme naguère sur Azouz Begag. Plus que la gauche, la droite a su entrouvrir dans le gouvernement un espace aux « minorités visibles ». Rama Yade est bien visible, voire affichée à Dakar, en symbole de cette ouverture. Mais c’est à condition de rester muette. On parlera donc de « minorités symboliques » : l’alibi minoritaire (ou « token minority »), en l’absence de transformation structurelle, c’est l’exception qui confirme la règle ; du coup, l’heureux élu se doit d’être d’autant plus visible qu’il est exceptionnel. Mais cette présence est « symbolique » en un double sens, payant sa visibilité de son silence.

Rama Yade se voit assigner une position impossible. Début septembre, sa visite improvisée à Aubervilliers le confirme. « Choquée » par l’expulsion de squatteurs africains dans cette municipalité communiste, elle vise à regagner du terrain auprès des « Noirs de France ». Mais, rappelée à l’ordre par le Premier ministre, elle se dit venue en tant que membre, non du gouvernement, mais de l’UMP. Dans son parti, l’heure n’est pourtant pas à la solidarité avec les squatteurs ; mais Rama Yade revendique un rôle politicien – et non politique : « Je voulais absolument faire passer ce message qui était qu’en matière de logement, l’extrême gauche n’a pas de leçon à nous donner. » Le but n’est pas d’« arranger les choses », mais uniquement de dénoncer le camp adverse : « ils font la même chose ». Il ne s’agit aucunement d’agir, mais de justifier l’inaction. La « minorité symbolique » a donc vocation à signifier, et non à agir. Ce qu’elle donne à voir, c’est son impuissance politique.


novembre 2007

Immigration et identité française une politique du savoir

Dans l’actualité se téléscopent plusieurs événements qui nous parlent de la place des immigrés dans notre société, mais aussi de l’état de la nation française. D’abord, bien sûr, le projet de loi sur l’immigration et l’intégration de Brice Hortefeux, ministre de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, avec la controverse publique sur l’amendement ADN. Ensuite, le report de l’installation, prévue le 8 octobre, d’un Institut d’études sur l’immigration et l’intégration, sous la tutelle du même ministère. Enfin, le 10 octobre, l’inauguration furtive de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, dont les historiens avaient claqué la porte après l’élection présidentielle, justement pour protester contre la création de ce ministère. Le tout sur fond d’expulsions brutales, avec des préfets convoqués pour faire du chiffre et les défenestrations répétées de sans-papiers fuyant la police.

Prenons au sérieux le rapprochement entre « immigration » et « identité nationale » préconisé par Nicolas Sarkozy. Les discours sur l’immigration sont bien un révélateur (et un catalyseur) de l’identité de notre pays. Venant après d’autres (en particulier la loi de 2006 jetant un soupçon systématique sur les mariages mixtes), la nouvelle loi s’inscrit à la fois contre l’immigration (elle vise à limiter le regroupement familial, sans pour autant encourager l’immigration de travail) et contre l’intégration (pour les conjoints, la maîtrise de la langue française n’est plus considérée comme le résultat d’une intégration sociale, mais comme un préalable à l’entrée sur le territoire). L’amendement ADN vient couronner cette logique : d’une part, il instaure une discrimination légale entre Français et étrangers ; d’autre part, il biologise les étrangers. C’est donc une logique de ségrégation, et non d’intégration, qui redéfinit la citoyenneté française – d’autant moins républicaine qu’elle est plus racialisée.

C’est une tout autre vision de l’identité nationale que propose la Cité de l’immigration. Bien loin de tout discours sur quelque « rôle positif de la colonisation », cette institution a en effet pour vocation de souligner l’apport positif de l’immigration à la France, sans effacer l’histoire de la xénophobie et du racisme – et ce faisant, au lieu d’opposer l’une à l’autre, d’inscrire l’immigration dans la nation. On comprend dès lors l’absence d’inauguration officielle. L’identité française est définie soit contre l’immigration, soit à partir d’elle : ce sont deux versions incompatibles du récit national qui s’affrontent aujourd’hui, dans une tension politique que les historiens démissionnaires portaient au jour dès le mois de mai.

La lucidité politique des savants n’est pas un effet du hasard. L’étude du passé nous l’apprend, l’immigration n’est pas extérieure à notre histoire ; bien au contraire, elle la définit depuis longtemps de l’intérieur, qu’il s’agisse d’histoire démographique, économique, culturelle, sportive, militaire ou politique. Mais ce que nous révèlent aussi les recherches sur le présent, c’est que la politisation des frontières extérieures creuse les frontières intérieures de la société française. La xénophobie d’Etat nourrit le racisme ordinaire, par la confusion « savamment » entretenue entre les étrangers, les Français d’origine étrangère, et les minorités visibles.

La place cruciale du savoir dans la réflexion sur l’histoire de l’immigration et de l’identité nationale éclaire donc l’Institut d’études sur l’immigration et l’intégration. « Cet Institut a pour vocation de constituer un guichet unifié rassemblant des chercheurs, des universitaires, des administrations et des entreprises privées qui commanditent des recherches sur ces questions », et son conseil scientifique, présidé par Hélène Carrère d’Encausse (dont on n’oubliera pas l’explication « savante » des émeutes urbaines de 2005 par la polygamie), a pour mission « de dégager les grandes lignes de recherche et de sélectionner des projets d’études qui seront financés par les administrations et les entreprises ». Autrement dit, le ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale dont dépend l’Institut se propose de réorienter la recherche avec ce « guichet unifié ». Si le savoir ne dit pas la vérité que le pouvoir veut entendre, alors, il faut changer le savoir. Sinon, on finirait par s’inquiéter de voir la France renouer avec le roman noir de l’identité nationale, dont l’écho assourdi se fait entendre dans ce qu’il faut bien appeler des « rafles ». n É.F.


Décembre 2007

Question raciale le mot et la chose

Après le vote de la loi Hortefeux sur l’immigration, des parlementaires de gauche ont saisi le Conseil constitutionnel à propos de deux amendements : l’un permettant aux immigrés demandeurs de regroupement familial le recours aux tests ADN pour établir leur filiation, l’autre autorisant des enquêtes statistiques sur les « origines raciales ou ethniques » afin de mesurer la diversité, la discrimination et l’intégration. Autrement dit, ce n’est pas la loi elle-même, dans son principe, que la gauche a soumise à ce test de constitutionnalité. Pourtant, en imposant une maîtrise préalable de la langue française pour rejoindre son conjoint légalement immigré en France, le législateur continue de restreindre le droit au regroupement familial, et donc le droit de vivre en famille…

Ainsi, c’est seulement sur les amendements concernant les tests ADN et les enquêtes statistiques que le Conseil constitutionnel a rendu, le 15 novembre, une double décision – déclinant d’invalider le premier, malgré quelques réserves sur ses modalités, pour mieux censurer le second, dans son principe même. En effet, les statistiques de la diversité seraient incompatibles avec l’article premier de la Constitution, qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». En revanche, pour les Sages, tester génétiquement la filiation des immigrés ne semble pas poser de problème de principe. La biologisation de la filiation des étrangers n’aurait-elle rien à voir avec la racialisation de la nationalité française ?

Pour sa part, le Conseil constitutionnel ne s’engage pas sur ce chemin : c’est que dans un cas la race est explicite (il y est question d’« origines raciales »), tandis que dans l’autre, elle reste implicite (on y parle seulement de « filiation biologique »). Bref, en matière de « race », le mot gêne manifestement plus que la chose. C’est tout l’enjeu du débat actuel : la question raciale est dans notre histoire nationale comme un de ces secrets embarrassants qu’il convient de taire pour ne pas troubler la paix des familles. Tout le monde le connaît, mais nul ne doit en parler. Et si l’on parlait de la chose, quitte à utiliser un autre mot : la racialisation ?

On assiste aujourd’hui à une racialisation de la société française. Le racisme n’a pas disparu avec le recul électoral du Front national qui en signe plutôt la banalisation à droite, et même à gauche. Mais le problème, ce sont plus encore les inégalités ordinaires devant l’emploi ou le logement, face à la police ou à la justice, soit des discriminations raciales, et pas seulement racistes. C’est vrai du point de vue des auteurs de ces discriminations : c’est moins le racisme que les pratiques répétées d’évitement qui finissent par creuser dans notre société une fracture raciale, bref, l’entre-soi que produisent nos choix quotidiens d’école, de résidence ou de recrutement. Cette ségrégation raciale, c’est le premier sens de la racialisation de notre société.

C’est également vrai du point de vue des victimes. La discrimination marque de son empreinte. Pour se constituer en tant que sujet, il n’est pas possible de ne pas incorporer, d’une manière ou d’une autre, cette expérience : elle transforme ceux qui la subissent. Cette « subjectivation » donne sa seconde signification au mot racialisation. N’allons donc pas dire à un Noir ou à un Arabe, au nom de l’universalisme républicain, ou des solidarités de classe, que ces catégories n’existent pas, quand c’est en tant que Noir ou Arabe qu’il se voit refuser un emploi ou un logement. Il ne sert à rien de répéter que ces mots n’ont aucun sens, quand ils ont des effets si graves – sur les victimes, et sur la société dans son ensemble.

Aussi la campagne menée par SOS-Racisme et ses alliés, qui agitent le spectre de Vichy, voire du Rwanda, dès qu’on parle d’enquêtes statistiques, se trompe-t-elle d’objet, et d’adversaire. Il n’est pas question aujourd’hui de recensement mais d’enquêtes. Il ne s’agit pas de compter des races, mais de rendre compte d’expériences de discrimination. Comment évaluer le « ressenti » des discriminations sans prendre en compte l’apparence physique, puisque la couleur de peau est au principe de la discrimination ? Et croit-on vraiment que les enquêtes à venir sont dès aujourd’hui la cause des discriminations raciales qu’elles entreprennent de mesurer ? C’est contre la chose qu’il faut se battre, et non contre le mot. Or, cette chose bien réelle, c’est la racialisation. n É.F.


Janvier 2008

Nicolas Sarkozy contre l’explication sociologique

Le 29 novembre, à son retour de Chine, Nicolas Sarkozy commente les violences urbaines. Contre l’interprétation sociale, ou sociologique, il veut imposer une grille de lecture strictement policière : « Ce qui s’est passé à Villiers-le-Bel n’a rien à voir avec une crise sociale, ça a tout à voir avec la voyoucratie » – il parle même de « trafiquants », comme en 2005 il avait lancé des accusations sans fondements. Fadela Amara ne dit pas autre chose : « Ce qui s’est passé, ce n’est pas une crise sociale. » La secrétaire d’Etat à la Ville justifie ainsi le silence qu’elle a gardé pendant les événements : « Ce qui s’est passé à Villiers-le-Bel, après la mort dramatique des deux adolescents, relève d’abord de l’ordre public et non pas de la politique de la ville. » Les violences urbaines seraient vraiment violentes, mais pas vraiment urbaines.

En fait, Nicolas Sarkozy préfère une autre explication « sociologique » : « Il y a le malaise social, il y a une immigration qui pendant des années n’a pas été maîtrisée, des ghettos qui ont été créés, des personnes qui ne se sont pas intégrées. » C’est donc l’occasion de justifier une fois de plus « la politique d’immigration choisie ». L’essentiel, c’est que la grille de lecture dispense de prendre des mesures « sociales » : « La réponse aux émeutes, c’est pas plus d’argent encore sur le dos du contribuable. » En revanche, « la réponse aux émeutes, c’est l’arrestation des émeutiers ». Pour retrouver les coupables, « mettez les moyens que vous voulez », déclare-t-il aux policiers (y compris, on l’a vu, des récompenses financières aux « témoins »). A l’inverse, le porte-parole du gouvernement prévient déjà des limites du plan sur les banlieues que Fadela Amara annoncera en janvier : « Le but n’est pas de déverser une fois de plus des milliards. » Et d’ajouter : « On n’est pas là pour refaire un énième plan ciblé sur la pierre. » Pour les banlieues, on a déjà donné. Le président de la République le dit moins crûment : « Après tout ce qui a été fait et bien fait sur les bâtiments, on va investir sur les gens. »

C’est la rupture revendiquée par Nicolas Sarkozy. En novembre 2005, son prédécesseur se faisait au contraire sociologue pour expliquer les violences dans les banlieues : « Certains territoires cumulent trop de handicaps, trop de difficultés. […] Des territoires où des enfants sont déscolarisés, où trop de jeunes peinent à trouver un emploi, même lorsqu’ils ont réussi leurs études. Aux racines des événements que nous venons de vivre, il y a évidemment cette situation. » Comme en mai 2005, lors de l’installation de la Halde, Jacques Chirac dénonçait « ce poison pour la société que sont les discriminations » : « je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » On mesure le chemin parcouru, quand on entend Fadela Amara déclarer aujourd’hui : « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre, exclu, discriminé, que l’on peut tout saccager. » Sur la fracture sociale et raciale, il n’y aurait plus qu’une chose à dire : ce n’est pas une excuse.

En effet, le président ne veut voir que des victimes et des coupables : il n’y a plus de place pour l’explication. Aussi, dans son tribunal permanent de la sécurité intérieure, la sociologie sonne-t-elle comme une dangereuse excuse. « Je réfute toute forme d’angélisme qui vise à trouver en chaque délinquant une victime de la société, en chaque émeutier un problème social. » Il se fait donc menaçant : « Quand on veut expliquer l’inexplicable, c’est qu’on s’apprête à excuser l’inexcusable. » La formule a une histoire. Nicolas Sarkozy l’employait déjà le 16 décembre 2004 en Israël, à propos de l’antisémitisme, et il la reprend le 7 novembre 2007 à Washington, devant l’American Jewish Committee : « Je suis prêt à répéter cette phrase autant de fois qu’il le faut. » Et d’expliquer : « Les analyses intellectuelles pour expliquer les différentes façons d’arriver à l’antisémitisme ne sont que des formes de complicité indirecte. » Bref, « trop d’intelligence en la matière conduit à une forme de complicité ». Sans même parler de l’écho entre antisémitisme et banlieues, le message est clair. Une fois encore, le président prétend contrôler l’interprétation des faits sociaux. L’enjeu, ce ne sont donc pas seulement les sciences sociales ; c’est la société elle-même.


Février 2008

Le loup de la xénophobie et l’agneau de la diversité

Depuis les années 1980, on nous explique qu’une politique restrictive en matière d’immigration serait la condition de « l’intégration ». L’avantage de cette logique rhétorique, c’est qu’elle ne saurait être démentie par les faits : au contraire, plus on s’inquiète des ratés de « l’intégration », plus on durcit la politique d’immigration – et inversement. Le ministre de l’Identité nationale est ainsi celui de l’Immigration et de l’Intégration. Dans Le Parisien du 15 janvier, Brice Hortefeux reprend donc la formule magique : « Si on veut réussir l’intégration, il faut maîtriser l’immigration. » Le Parti socialiste ne dit pas autre chose. En plein débat parlementaire sur la loi Hortefeux, Manuel Valls dessinait, le 20 septembre 2007, dans Libération, les contours d’une « politique d’immigration de gauche », revendiquant expulsions et quotas, en partant du même constat navré : « Notre modèle d’intégration subit de sérieux revers depuis une trentaine d’années. »

L’élément nouveau, c’est qu’aujourd’hui la « diversité » joue le même rôle que « l’intégration » : tout se passe comme si l’ouverture de la diversité compensait la fermeture en matière d’immigration. On l’a vu dans la composition du gouvernement, avec la mise en avant des minorités visibles, de Rachida Dati à Rama Yade. Fadela Amara a ainsi été appelée à travailler avec Brice Hortefeux, et son mot contre l’amendement ADN (jugé « dégueulasse ») aura suffi à symboliser la « diversité », sans rien changer bien sûr à la position du gouvernement. Aujourd’hui, le président de la République annonce simultanément deux réformes constitutionnelles – l’une, avec Brice Hortefeux, à qui il demande « d’aller jusqu’au bout d’une politique fondée sur des quotas » d’immigration, et l’autre, conduite par Simone Veil, révisant le Préambule de la Constitution, en particulier « pour assurer le respect de la diversité, pour rendre possibles de véritables politiques d’intégration ».

Certes, le Conseil constitutionnel a rappelé récemment que la diversité et l’immigration ne relèvent pas de la même politique. En effet, s’il a censuré, le 15 novembre, l’amendement permettant des statistiques « ethno-raciales » pour lutter contre les discriminations, c’est au motif qu’il n’avait pas sa place dans une loi sur l’immigration : il s’agissait d’un « cavalier » législatif. Mais il y a plus. La xénophobie d’Etat n’est pas seulement distincte d’une politique de la diversité ; elle en sape les fondements. C’est vrai des expulsions. Comment faire du chiffre, sans arrestations au faciès et sans racialiser ceux qu’on veut chasser, comme les Rroms ? C’est vrai également des quotas géographiques : réduire le nombre d’Africains (car c’est bien d’eux qu’il s’agit), n’est-ce pas entrer dans une logique de discrimination raciale ? Et comment imaginer que cela n’aurait pas d’effet sur la manière dont sont considérés dans notre société les Noirs et les Arabes ?

C’est d’autant plus vrai que notre discours politique, non moins que notre pratique policière, continue de confondre les immigrés et leurs descendants, mais également ceux-ci avec les minorités visibles, en oubliant par exemple que les Noirs peuvent aussi être Antillais, quitte à superposer les logiques dans l’expression « issus de la diversité ». Ainsi, à Washington, le 6 novembre, le président français déclarait : « L’Amérique que j’aime, c’est celle qui se dote depuis vingt et un ans d’un ministre des Affaires étrangères qui n’est pas américain “canal historique”, pour reprendre la belle expression de Rama [Yade] : Madeleine Albright, Colin Powell, Mme Rice. » Pour lui, Condoleezza Rice n’est donc pas une Américaine « de souche », puisqu’elle est noire. Les médias français ont à peine relevé la gaffe : le sens commun du président est largement partagé – y compris à gauche. Dans la tribune déjà citée, Manuel Valls s’attachait à compenser la fermeté de sa politique d’immigration : « Fidèle à son idéal de solidarité, la gauche doit améliorer sensiblement les conditions d’accueil des populations d’origine immigrée. » Là encore, qui s’étonne qu’on parle d’accueil, comme pour des étrangers, alors qu’il s’agit de Français « d’origine immigrée » ? Loin d’être complémentaires, xénophobie institutionnalisée et lutte contre les discriminations sont contradictoires. Ce n’est pas seulement le mariage de la carpe et du lapin ; ce sont les noces du loup et de l’agneau.


Mars 2008

Ayaan Hirsi Ali, « Voltaire des temps modernes » ?

Aux Pays-Bas, après le 11 septembre, c’est la droite qui a accueilli à bras ouverts Ayaan Hirsi Ali. La jeune femme néerlandaise d’origine somalienne, députée du VVD de 2003 à 2006, se reconnaît dans un libéralisme qui, outre les droits des femmes et des homosexuels, revendique une politique sévère à l’égard des immigrés mais aussi de l’Etat-providence – soit un mélange de Rita Verdonk, ministre de l’Intégration, et du commissaire européen Frits Bolkestein. C’est d’ailleurs le think tank conservateur American Enterprise Institute, champion de la libre entreprise, qui l’a recrutée aux Etats-Unis en 2006 pour incarner le « conflit des civilisations » quand la controverse autour des conditions dans lesquelles elle avait obtenu l’asile politique en 1992 a amené son parti à l’abandonner, et l’a conduite à quitter les Pays-Bas.

Or Hirsi Ali est menacée de mort depuis l’assassinat en 2004 de Theo Van Gogh par un islamiste : ensemble, dans le film Soumission, ils dénonçaient sans nuances la violence de l’islam envers les femmes. Mais aujourd’hui, les Pays-Bas ne veulent plus assurer sa protection à l’étranger – et les Etats-Unis n’en ont pas la possibilité légale. Le Danemark, sans doute encouragé par la controverse suscitée par les caricatures du Prophète, lui a certes offert, avec l’asile, la nationalité. Mais elle préfère rester outre-Atlantique. D’où l’idée de lui accorder la nationalité française, en prenant au mot la déclaration de campagne de Nicolas Sarkozy : « A chaque femme martyrisée dans le monde, je veux dire que la France offre sa protection en lui donnant la possibilité de devenir française. »

En France, Hirsi Ali semble faire l’unanimité, à droite bien sûr, mais aussi à gauche. Au meeting de solidarité organisé le 10 février à Paris, la gauche intellectuelle, médiatique et politique, jusqu’à Ségolène Royal, fait ainsi cause commune avec Rama Yade, la secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme, qui donne lecture d’un message envoyé par Nicolas Sarkozy. Il est vrai que le président affiche volontiers une compassion émue pour les victimes féminines, des infirmières bulgares à Ingrid Betancourt. Mais Hirsi Ali est présentée, non seulement comme une victime, à cause de sa trajectoire, mais aussi comme une héroïne, en raison de ses engagements.

Pour Rama Yade, « la France éternelle, celle de 1789, de Hugo, de Gaulle, Simone Veil, Ni putes ni soumises, vous a entendue ». Et selon Bernard-Henri Lévy, qui retrouve ici les accents du président, s’il faut « l’adopter », « c’est qu’Ayaan Hirsi Ali est déjà française (mais oui !) par le cœur » : « Elle plaide pour les mêmes valeurs de tolérance que Voltaire. » Droite et gauche communient donc pour célébrer l’apothéose de la République laïque, sinon contre l’islam, du moins contre l’islamisme, soit « l’infâme d’aujourd’hui ». Gageons en tout cas que Voltaire aurait apprécié l’ironie de la situation, à l’heure des discours du Latran et de Riyad.

D’autant que l’ironie redouble : l’Etat restreint de plus en plus le droit d’asile et le regroupement familial, et les expulsions n’épargnent pas les femmes menacées dans leur pays d’origine, mais on envisage d’accorder la nationalité française à l’une d’entre elles, qui ne parle pas français et ne souhaite pas résider en France. Certes, Nicolas Sarkozy hésite : en dépit des promesses, la France ne peut pas accueillir toute la misère féminine du monde. Mais le plaidoyer de BHL ne constitue pas tant Hirsi Ali en modèle, susceptible de faire jurisprudence, qu’en symbole, simple « message d’espérance » adressé aux femmes « d’origine musulmane », enfin libres de rejeter l’islam.

Autrement dit, c’est une fois encore l’exception qui confirme la règle. Accueillir Hirsi Ali ne remettrait nullement en cause la manière dont nous traitons les sans-papiers, les immigrés légaux ou les Français « issus de l’immigration » – bien au contraire. Ecoutons en effet cette icône des droits humains. Si notre « ministère de l’Identité nationale » la fait éclater de rire, c’est seulement que son libéralisme exige moins d’Etat : donc, elle ne se « moque pas de la France, mais des bureaucrates ». Pour elle, « un petit pays comme les Pays-Bas ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Aussi faudrait-il choisir l’immigration « en fonction des besoins du marché du travail ». Malheureusement, « en Europe, la politique d’immigration est dictée par les droits de l’Homme ». Et de persifler : « Vous êtes vulnérables, persécutés ? Soyez les bienvenus. » Décidément, la « Voltaire des temps modernes » ne manque pas d’ironie.


Avril 2008

Droit au bonheur « Les amoureux au ban public »

En 1776, la Déclaration d’indépendance américaine pose des droits inaliénables, au premier rang desquels « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » : c’est le geste inaugural de la démocratie moderne. Début 2008, lorsque l’affichage de sa vie amoureuse provoque des remous dans les médias, voire dans l’opinion, Nicolas Sarkozy semble s’en réclamer : « Vous savez, président de la République, ça ne donne pas le droit au bonheur, on n’a pas le droit plus au bonheur qu’un autre – mais pas moins qu’un autre. » Sans doute s’agit-il d’un bonheur intime, nourri des joies de la vie privée, fût-elle exposée publiquement. Mais ce qui est vrai des individus concernerait aussi bien les peuples. En juillet 2007, dans son discours de Dakar, Nicolas Sarkozy proclame ainsi que « l’Afrique a le droit au bonheur, comme tous les autres continents du monde. » Quelle que soit son origine, chacun aurait le droit d’être heureux.

Pourtant, que devient le droit au bonheur lorsqu’on parle d’immigration, et singulièrement lorsqu’elle nous vient d’Afrique ? Non seulement on récuse alors, par principe, tout droit à l’immigration, non seulement on restreint en pratique le droit d’asile accordé à ceux qui fuient leur pays pour raisons économiques ou politiques, même s’il en va de leur liberté, et de leur vie, mais c’est le droit à une vie intime, amoureuse et familiale, qui devient de plus en plus précaire. Le droit au bonheur s’arrête aux frontières de la nationalité française – autrement dit, il est soumis à la condition que chacun reste chez soi. Voire : c’est le bonheur de l’entre-soi.

C’est ainsi qu’on rend toujours plus difficile le regroupement familial : désormais, ce droit est conditionnel. Par exemple, pour rejoindre son conjoint en France, la connaissance de notre langue est devenue une condition préalable – et non plus la conséquence présumée de l’insertion dans notre société. Mais en outre, l’atteinte aux droits est contagieuse : elle touche de plus en plus les conjoints français d’étrangers. C’est vrai lorsque ceux-ci sont en situation irrégulière, mais aussi lorsqu’ils sont en règle. La loi de 2006 sur le contrôle de validité des mariages jette le soupçon sur tous les couples mixtes. Leur vie intime est examinée sans vergogne, dans l’espoir d’entraver cette voie d’accès à la nationalité française par l’accusation de fraude. Sans doute n’exclut-on pas de faire des exceptions à la loi d’airain de la nationalité – avec Ayaan Hirsi Ali, par exemple. Mais cela ne revient-il pas à souligner davantage encore qu’il ne s’agit plus d’un droit, mais au contraire d’une faveur consentie au gré d’un arbitraire administratif ou politique ?

Aujourd’hui, des mobilisations se constituent pour dénoncer ces entraves au droit au bonheur. Déjà la bataille du « mariage gai » avait permis de prendre conscience du sort qu’on fait subir aux couples binationaux, lorsqu’ils sont homosexuels – et ce n’est pas un hasard si, outre l’absence de droits en matière de filiation, la principale restriction que comporte le Pacs concerne l’immigration et la nationalité. C’est autour de ces questions que se bat l’ARDHIS, pour les gays et les lesbiennes, mais aussi les transsexuel-le-s, depuis des années. Mais on commence aujourd’hui à comprendre que les amours hétérosexuelles ne sont pas moins visées par la xénophobie d’Etat : la loi du désir est assujettie à la loi de l’identité nationale. Aussi voit-on émerger aujourd’hui « les amoureux au ban public », « mouvement de couples mixtes pour la défense du droit de mener une vie familiale » (1).

L’enjeu d’une telle mobilisation est essentiel – non seulement pour « eux », mais aussi pour « nous » : elle contribue à contester l’enfermement de la nation française dans une définition racialisée, soit la préférence institutionnalisée pour la famille « de souche ». Mais il y a plus encore. Lorsque le président arbore sans cesse la rhétorique des émotions, de la compassion à l’amour, on pourrait être tenté de lui abandonner le terrain de l’intimité : comment ne pas rejeter cette théâtralité dégoulinante de sentimentalité ? La politique se jouerait ailleurs, dans un espace public défini par la raison, et non par la passion. Au contraire, ce que les amoureux au ban public, par la mise en scène de leurs bals et de leurs baisers, nous donnent à penser, c’est une politique de l’émotion fondée sur la valeur proprement démocratique d’un droit égal au bonheur. Autrement dit, ces amoureux qui ne sont pas « de souche » nous invitent à ne pas concéder le monopole du cœur à la droite nationale.


Juin 2008

Exception d’État

« Je voudrais vous dire toute mon émotion pour la façon dont vous avez été bousculée à Paris le 7 avril », lors des manifestations autour de la flamme olympique. Nicolas Sarkozy exprime ainsi la « sympathie du peuple français » à Jin Jing, jeune athlète chinoise handicapée. A défaut de faire entendre la question des droits de l’Homme, la France parle ainsi, par la voix de son président, un langage empreint d’humanité. C’est une question de diplomatie. En septembre 2007, le décès d’une Chinoise en situation irrégulière qui s’était défenestrée en entendant la police frapper à la porte n’avait pas suscité la même émotion du président, resté silencieux ; d’ailleurs, c’est seulement grâce à RESF qu’on avait pu connaître son nom – Chulan Liu. C’est une question d’immigration.

Il ne s’agit pas uniquement de la Chine. La politique étrangère française passe volontiers aujourd’hui par des noms propres : ainsi des otages. Au contraire, Ayaan Hirsi Ali ne saurait être une immigrée, car la politique d’immigration ne connaît que des noms communs : elle repose sur une logique du chiffre, qu’il s’agisse d’expulsions ou de quotas. Il s’agit de contrôler des flux, pour conjurer le spectre d’une immigration massive. Bref, on réduit les personnes immigrées à une masse anonyme. Résister à cette politique, c’est à l’inverse nommer ses victimes, pour raconter l’histoire de chacune. On s’arrache ainsi à l’abstraction des effectifs, en même temps qu’à l’anonymat des personnes, en découvrant des visages et des vies : tout compte fait, si l’on peut dire, il s’agit bien d’êtres humains.

Or que voit-on aujourd’hui ? En avril, le ministre de l’Immigration est intervenu à deux reprises pour régulariser, contre l’avis de ses préfets, Bouchra Ahrram, Marocaine atteinte d’un cancer de la thyroïde, et Isabelle Guérin, Béninoise tout juste veuve d’un Français. Comme l’explique son directeur de cabinet : « Le ministre a estimé qu’il s’agissait d’une application du droit un peu stricte, qui ne tenait pas compte des facteurs humains, auxquels il tient tout particulièrement. » Autrement dit, il fait la leçon à ses préfets, trop soucieux de quotas d’expulsions. A l’heure où Bernard Kouchner découvre la Realpolitik, Brice Hortefeux aurait-il la révélation des droits de l’Homme ?

Mais il y a plus. Peu après, en réponse à la grève des travailleurs sans papiers, le ministre revendique une approche au « cas par cas ». Sans doute était-ce déjà la formule mise en avant pendant l’été 2006, pour la circulaire sur la régularisation des familles d’enfants scolarisés en France. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait tendu un piège aux sans-papiers : « Tout le monde doit se faire connaître parce que nous allons examiner chaque cas un par un » – sans engagement bien sûr. Et de « nommer un médiateur national, pour les cas les plus difficiles » : Arno Klarsfeld. Si le médiateur avait un nom propre, l’arbitraire administratif continuait de renvoyer les immigrés dans l’anonymat.

Mais en réponse à la situation inédite de grévistes que soutiennent leurs patrons, Xavier Bertrand, ministre du Travail et des Solidarités, esquisse aujourd’hui une autre logique de l’exception : « Les préfets ont un rôle clé à jouer, un rôle de régularisation au cas par cas en faisant du sur-mesure, en regardant quels sont les métiers en tension, les métiers dans lesquels on ne trouve pas du personnel à embaucher. » Autrement dit, la logique économique permet de repenser les expulsions et les quotas, non plus dans l’abstraction du chiffre, mais selon une perspective individualisée. Pour filer la métaphore que le ministre emprunte à l’un des secteurs de l’emploi clandestin, du prêt-à-porter on passe au sur-mesure.

Au lieu d’apparaître comme la manifestation exemplaire de l’arbitraire administratif, le cas par cas nous est ainsi présenté aujourd’hui sous deux visages complémentaires, qui visent à corriger l’image d’une xénophobie d’Etat à la fois irrationnelle et inhumaine : rationalité économique et supplément d’âme. Aussi nous apprend-on que, selon un sondage CSA publié par Le Parisien le 27 avril, « les Français plébiscitent les régularisations au cas par cas » pour les travailleurs sans papiers. Mais le quotidien est bien obligé d’ajouter : « sans qu’on puisse dire de façon certaine s’ils préfèrent cette solution à une régularisation massive ou à des expulsions », qu’on ne juge pas utile de qualifier de « massives ». De même que pour les « minorités symboliques », dont les nominations exceptionnelles viennent confirmer la règle de l’exclusion des minorités visibles, l’Etat sarkozyen met ainsi en place, dans sa politique d’immigration, une logique nouvelle, d’autant plus efficace qu’elle est ambiguë : c’est l’exception d’Etat. É.F.


Juin 2008

L’éducation civique au service de l’identité nationale

Le ministère de l’Éducation nationale a-t-il désormais vocation à inculquer les valeurs du ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale ? Le nouveau projet de programme d’éducation civique pour la classe de troisième le laisse craindre. En effet, le thème consacré à « nationalité et citoyenneté » y est ainsi posé : « La diversité de la population sur le territoire national est prise en compte en faisant apparaître : le lien entre les droits politiques et la nationalité, la nature des droits civils, économiques et sociaux accordés à tous les habitants régulièrement installés sur le territoire national, l’existence de droits relevant de la citoyenneté européenne. »

A côté de ce qui relie les droits politiques et la nationalité, ne conviendrait-il pas d’inviter les élèves à réfléchir aussi sur ce qui les distingue ? D’une part, la nationalité n’a pas toujours entraîné les droits politiques, en particulier sous la colonisation, avec le statut de l’indigénat. D’autre part, les droits politiques peuvent exister sans la nationalité : c’est non seulement vrai pour le vote aux élections locales des résidents communautaires en France, mais aussi, plus largement, du fait que l’Union européenne institue une citoyenneté politique qui ne repose pas sur une nationalité commune – sans oublier le cas de la Nouvelle-Calédonie, dont le corps électoral, en vue de l’autodétermination, n’est pas défini par la seule nationalité.

Si le projet de programme suggère toutefois une approche non problématique des liens entre nationalité et citoyenneté, c’est que pourrait être posée sinon la question du droit de vote des étrangers non-communautaires. Dans un entretien que publie L’Express le 29 mai, Brice Hortefeux est interrogé sur le sujet : « A titre personnel, j’y suis favorable, sous réserve de la réciprocité. Le président a indiqué que ce n’était pas d’actualité. Comme lui, je pense que la société française n’est pas prête. »

On l’aura compris : ne pas en faire un objet d’éducation civique, c’est s’efforcer qu’elle ne le soit jamais. La question n’est soulevée que pour exonérer la xénophobie d’Etat, en la justifiant par la xénophobie sociale.

Mais la lecture de ce programme soulève une seconde question. Non seulement la population de la France ne se réduit pas à la population française, mais en outre, les sans-papiers ne sont pas moins des habitants que les autres, français ou étrangers. Or dans ce projet, la diversité de la population n’est prise en compte que pour en exclure les habitants en situation irrégulière : tout se passe en effet comme s’ils n’avaient pas de droits civils, économiques et sociaux. N’en rien dire, c’est suggérer qu’il n’y aurait rien à en dire. C’est contre cette vision tronquée de la réalité juridique que s’inscrit le GISTI (Groupe d’information et de soutien aux immigrés) : Sans-papiers mais pas sans droits (1) tout au long de 72 pages, sa plaquette fait précisément l’inventaire de ces droits (qui sont parfois aussi des obligations, ainsi de l’impôt) – en matière de santé ou de travail, du droit au mariage au droit… à l’école, justement.

Il est remarquable que ce document émerge au moment précis où se font entendre les revendications de travailleurs sans papiers, y compris désormais des femmes – c’est-à-dire quand les « sans-droits » réclament leurs droits. L’Education nationale viserait ainsi à éviter la leçon d’éducation civique que nous donne l’actualité : il ne suffit pas que les droits existent, encore faut-il les défendre, les revendiquer, haut et fort. Sans doute en France l’école a-t-elle joué un rôle historique dans la fabrique de la nation. Mais l’éducation civique, pour s’inscrire dans un projet d’éducation nationale démocratique, n’a pas vocation à confondre l’identité nationale avec la citoyenneté. Les droits ne sont pas le privilège des nationaux. Il faut renverser la perspective : l’éducation civique n’a pas vocation à valider cette idéologie, mais à l’interroger. Ainsi, défendre les droits des sans-papiers, en commençant par les rappeler, c’est bien, pour reprendre la formule du GISTI, « un devoir de citoyenneté ». Et d’abord à l’école, puisqu’ils y ont droit de cité.

(1) www.gisti.org


Septembre 2008

Edvige, un fichier politique "dans la patrie des droits de l’Homme"

Les palinodies chinoises du président français, d’autant plus souple qu’il s’était annoncé plus ferme, nous racontent une histoire familière : si la « patrie des droits de l’Homme » cède aux injonctions d’un Etat autoritaire, n’est-ce pas, une fois encore, que le réalisme l’emporte sur l’idéalisme ? On comprend mieux à quoi sert Bernard Kouchner dans le dispositif sarkozien : à chacun de ses renoncements, le ministre des Affaires étrangères a pour fonction de nous signifier qu’en passant de la politique non gouvernementale à la politique gouvernementale, il faut avoir la sagesse, sinon le courage, de privilégier – pour citer Max Weber – l’éthique de responsabilité au détriment de l’éthique de conviction.

Mais un train peut en cacher un autre. A y regarder de plus près, on s’aperçoit en effet que le héraut du droit d’ingérence, alors même qu’il se métamorphose en avocat du droit à la prudence, reconduit un second partage, d’autant plus essentiel que celui-ci reste implicite : les droits de l’Homme relèveraient des Affaires étrangères, et non de l’Intérieur — moins encore de l’Identité nationale. Autrement dit, cette question ne saurait concerner la « patrie des droits de l’Homme » : elle est un produit d’exportation. C’est aussi à cela que sert Bernard Kouchner, comme l’atteste le Secrétariat d’Etat aux droits de l’Homme placé sous sa tutelle : le fondateur de Médecins sans frontières éloigne la question en la renvoyant hors de nos frontières – alors qu’elle pourrait se poser dans nos frontières, voire à nos frontières, autour des sans-papiers.

C’est à juste titre qu’on s’inquiète des libertés politiques en Chine ; mais c’est à tort qu’on négligerait de s’en soucier en France – comme si la démocratie était une propriété inhérente à notre culture. Ainsi d’un fichier comme EDVIGE qui, selon le Journal officiel du 1er juillet, concerne des « personnes physiques âgées de treize ans et plus » : le Syndicat de la magistrature nous en avertit, « l’enregistrement des données à caractère personnel n’a aucune limite, ni dans le temps ni dans son contenu, puisque pourront être répertoriées toutes les informations relatives aux fréquentations, au comportement, aux déplacements, à l’appartenance ethnique, à la vie sexuelle, aux opinions politiques, philosophiques et religieuses, au patrimoine, au véhicule, etc. ».

Or, il s’agit bien d’un fichier politique. On y trouvera non seulement ceux « qui, en raison de leur activité individuelle ou collective, sont susceptibles de porter atteinte à l’ordre public », mais aussi les personnes « ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui jouent un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif ». Pourquoi faire figurer dans le même fichier ceux qui participent à la vie de la cité et ceux qui la perturbent, sinon pour croiser les données ? Les militants politiques n’y deviennent-ils pas des délinquants potentiels ? En 2006, la première version du fichier ELOI incluait déjà, à côté des étrangers à expulser et de leurs enfants, les visiteurs dans les centres de rétention. Aujourd’hui, le fichier ARDOISE, comprenant toute personne en contact avec la police ou la gendarmerie (à titre de suspecte, de victime ou même de témoin), s’avère contenir des informations telles qu’homosexuel ou handicapé, mais aussi musulman pratiquant ou syndicaliste.

C’est que l’opposition politique est de plus en plus considérée comme un trouble à l’ordre public. Le harcèlement judiciaire du groupe de rap La Rumeur, depuis 2002, rappelait déjà qu’il n’y a qu’un pas de la critique licite à l’outrage, réprimé par la loi. Désormais, les poursuites pour « délit de solidarité » avec les sans-papiers débouchent sur des procès politiques : en écho à une note du ministère de la Justice mettant en cause, le 13 juin, « la mouvance anarcho-autonome », présumée violente, dans les « manifestations de soutien à des prisonniers ou des étrangers en situation irrégulière », c’est Frédéric Lefebvre, porte-parole de l’UMP, qui, le 23 juin, au lendemain de l’incendie du Centre de rétention administrative de Vincennes, appelle la justice à « la plus grande fermeté » contre les associations : « la plus grande transparence étant pratiquée dans notre pays, raison de plus pour ne pas tolérer que des associations comme RESF viennent semer le désordre au risque de déclencher des émeutes et des actes irréparables ». Autrement dit, c’est justement parce que la France est « la patrie des droits de l’Homme » qu’il serait légitime d’y restreindre les libertés politiques.

Ne nous y trompons pas : si l’on développe aujourd’hui des fichiers comme EDVIGE, c’est pour s’en servir demain. Le combat pour la démocratie commence dans nos frontières. Eric Fassin


Octobre 2008

Mohamed et Fatma, immigration subie et mères suspectes

Le 5 août 2008, un enfant de deux ans et demi est trouvé à Marseille, errant seul dans une cité. Deux semaines après, le petit Mohamed sera enfin reconnu, grâce à une photo dans La Provence. Fatma, Algérienne de 34 ans qui vit en France depuis douze ans en situation régulière, rentre aussitôt d’Algérie pour réclamer l’enfant.

L’affaire n’est pas résolue pour autant : on entre dans l’ère du soupçon. Pour les enquêteurs, les réponses de cette femme ne semblent pas convaincantes. Pourquoi son garçon est-il resté en France, alors qu’elle partait le 9 juillet rendre visite à sa mère malade en Algérie avec ses quatre autres enfants ? C’est qu’il n’était pas inscrit sur son passeport ; Fatma l’a donc confié à une connaissance. Lors de leurs échanges téléphoniques, cette femme de ménage lui aurait caché la disparition de l’enfant, sans oser avertir la police : c’est qu’elle était en situation irrégulière. Fatma est mise en garde à vue et bientôt en examen, accusée d’« aide au séjour irrégulier » pour avoir rétribué cette « nounou ».

Début septembre, coup de théâtre : un test ADN révèle que Fatma n’est pas la mère biologique de Mohamed. Déjà soupçonnée d’être une « mauvaise mère » (« on ne lui rendra son enfant que si elle est jugée apte à s’en occuper », déclare le procureur), Fatma ne serait plus la « vraie mère ». Cette « fausse mère » se voit ainsi retirer ses quatre autres enfants, nés de deux pères, jusqu’aux résultats de nouveaux tests ADN… qui confirment le lien biologique avec les quatre. Mais la voici de nouveau mise en examen, pour « simulation d’enfant ». Certes, elle explique être la « mère adoptive » du garçon, confié à la naissance par sa mère biologique devant un juge algérien. Toutefois, la presse n’hésite pas à faire état de rumeurs « d’une arnaque aux allocations familiales » (elle ne touche pourtant rien pour ce garçon), voire « d’un trafic d’enfants ».

Il est vrai qu’en Algérie, comme dans d’autres pays musulmans, l’adoption n’existe pas, mais seulement la procédure de kefala (ou kafala) : reconnue par le droit international, cette tutelle légale n’établit pas de lien de filiation. Or, le code civil français (article 370-3) n’autorise pas l’adoption d’un mineur étranger « si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France ». Né en Algérie, Mohamed ne peut donc être adopté. Dans son cas, pour reconnaître la kefala comme une adoption simple, il conviendrait, conformément à une proposition de loi présentée au Sénat en 2007, de modifier l’article en supprimant le critère de naissance.

D’autant que le gouvernement veut relancer l’adoption internationale. Le 28 juillet, Rama Yade annonçait ainsi la mise en place d’un « Peace corps à la française » de volontaires « envoyés à l’étranger pour faciliter l’adoption par les familles françaises ». Pourtant, la secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme n’aura pas un mot pour Fatma et Mohamed. Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’une famille française, mais Fatma, en situation régulière, devrait jouir des mêmes droits. Sans doute veut-on éviter tout rapprochement entre adoption internationale et immigration…

Or, dans cette affaire, selon le parquet de Marseille, « tout tourne autour de la problématique du séjour irrégulier ». L’AFP juge ainsi utile de rapporter que « la “nounou” aurait effectué un mariage blanc ». Il est vrai que Jacques Dallest, le procureur, n’est pas avare de commentaires : Fatma « a un parcours chaotique. C’est une personne qui vit de prestations sociales et touche le RMI, avec peut-être d’autres ressources plus clandestines ». « Sur fond de mariages de complaisance, de séjours irréguliers et de travail au noir », « tout est possible » – d’où le « trafic d’enfants ». Même si « rien, en l’état des investigations, ne permet de le confirmer ».

Ce fait divers en dit long sur la vie familiale des étrangers à l’heure du combat contre « l’immigration subie », soit le regroupement familial et les mariages mixtes. L’Etat français soupçonne a priori des « filiations blanches », comme on parle de « mariages blancs » – d’où le test ADN, qui rappelle la loi de 2007 sur l’immigration : pour le procureur, « toute investigation à l’étranger est toujours aléatoire ». Comment faire confiance à l’état civil hors de France ?

Résultat : la suspicion pèse sur les mères étrangères, a fortiori si le test ADN ne les « blanchit » pas. La Provence juge Fatma « prédisposée à la dissimulation ». Ecoutons-la pourtant : « Quand j’ai voulu le déclarer à la préfecture, on m’a dit que ce n’était pas possible, qu’il fallait passer par le regroupement familial », et donc le ramener en Algérie : « Je n’ai pas voulu de peur qu’on m’enlève mon fils. » Le piège se referme – et Mohamed tombe dans un vide juridique où enfle la rumeur. C’est pour son bien, paraît-il, qu’on voudrait l’arracher à Fatma. A suivre.


Novembre 2008

Quand on aime on ne compte pas

Le 30 juin 2008, la journaliste Audrey Pulvar pose une question à Nicolas Sarkozy : combien faut-il de contrôles d’identité, et combien d’arrestations, pour atteindre les objectifs de 25 000 expulsions par an ? Autrement dit, quel ratio ? « C’est une curieuse façon de présenter les choses », rétorque Nicolas Sarkozy, qui ne donnera aucun chiffre. Il préfère jouer sur une corde plus personnelle, en qualifiant de « négriers » ceux qui « trafiquent sur la misère de pauvres gens », avant d’ajouter : « je comprends que ce sujet vous touche ». « En tant qu’être humain », précise Audrey Pulvar comme pour n’être pas réduite à sa couleur de peau. « Je le suis également, un être humain », souligne le président : « j’ai un cœur, peut-être pas forcément le même que le vôtre, en tout cas il est à la même place, à gauche, hein, comme tous les êtres humains ; il n’y a pas d’un côté les êtres humains qui comprennent, et de l’autre les sans-cœur ». C’est une question de « responsabilité, qui n’est pas facile à assumer ».

Cet échange est révélateur. Il résonne avec une thématique familière : c’est l’opposition ancienne entre la droite raisonnable et la gauche généreuse. Or, au moins depuis 1974, la droite ne veut pas laisser à la gauche « le monopole du cœur ». Aussi Nicolas Sarkozy s’est-il engagé dans une politique de l’émotion – de Guy Môquet aux accidentés de la vie, en passant par divers otages. Mais il ne s’agit pas seulement de détourner l’attention de la politique d’immigration, qu’on abandonnerait aux « sans-cœur ». Il faut mettre du cœur dans notre politique d’immigration. D’où l’indignation (estimable) devant l’exploitation que subissent les sans-papiers (c’est pour leur bien qu’on les chasse), ou le scrupule (louable) de n’accepter que les étrangers qu’on peut accueillir « dignement » (c’est pour leur bien qu’on leur interdit l’entrée) – soit un vocabulaire désormais repris par l’Europe. Les exceptions humanitaires, décisions au cas par cas laissées à la discrétion des pouvoirs publics, viennent compléter ce dispositif du cœur dans la politique d’immigration actuelle.

Mais qu’advient-il de la rationalité ? Quand Audrey Pulvar demande des chiffres, Nicolas Sarkozy lui répond : « Je ne comprends pas. » Et le constat vaut plus généralement : qu’est-il advenu de la rationalité économique qu’en matière d’immigration tous les pragmatiques, de gauche comme de droite, opposaient naguère à la « gauche morale » ? En France, aujourd’hui, ce sont les (rares) critiques de notre politique d’immigration qui en soulignent le coût – qu’il s’agisse du prix élevé des expulsions, analysé par Damien de Blic (sur le site de Mouvements) ou Carine Fouteau (sur celui de Mediapart), ou des bénéfices économiques auxquels renonce la France en se fermant à l’immigration. Sans doute dira-t-on que la promotion de « l’immigration choisie » a vocation à répondre à cette attente des employeurs ; mais en dépit des annonces, c’est pour l’instant la lutte contre « l’immigration subie » qui, dans la réalité des chiffres, résume la politique française. Autrement dit, ce n’est pas la rationalité économique qui fonde notre politique d’immigration. En dépit du bon sens, on n’hésite pas à expulser ceux qui sont déjà intégrés, y compris par le travail, ou bien à comptabiliser des expulsés dont on sait qu’ils reviendront aussitôt. Mais cette irrationalité renvoie bien sûr à une autre rationalité : l’immigration définit en creux l’identité nationale, pour mieux séduire, hier, et retenir, aujourd’hui, l’électorat de l’extrême droite. C’est bien pourquoi l’affichage politique porte sur les expulsions données en spectacle pour montrer que le pouvoir agit, et qu’il le fait avec fermeté. Bref, l’irrationalité économique est l’indicateur le plus sûr d’une rationalité politique : le pouvoir s’affirme en donnant l’image de cette France-là – la France des contrôles d’identité, des arrestations et des expulsions.

On voit donc la mutation qui s’est opérée, par glissements progressifs. Aujourd’hui, la politique d’immigration ne s’embarrasse pas de calculs économiques : on est prêt à payer le prix qu’il faut. C’est dire qu’on juge essentielle cette politique. Sinon, pourquoi s’obstiner, contre toute raison ? On la veut, on la désire, quoi qu’il en coûte – non pas à cause, mais en dépit de la logique économique. Pendant longtemps, la politique d’immigration française semblait subie : on aurait préféré être généreux, mais on ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde. Aujourd’hui, à force, elle se révèle choisie : elle définit l’identité nationale et lui donne son contenu. Quand on aime, on ne compte pas. Mais à l’inverse, quand, pour mener une telle politique, on ne compte pas, c’est bien qu’on doit l’aimer. Tout compte fait, c’est la choisir, et non la subir.


Septembre 2009

Omar Ba, une imposture bonne à entendre

POUR LES MEDIAS, OMAR BA ETAIT DEVENU DEPUIS 2008 « UN EMPECHEUR D’EMIGRER EN ROND » (20 minutes). Ce jeune Sénégalais s’était fait connaître par deux livres : le premier, Soif d’Europe, est censé raconter son calvaire de clandestin ; le second, en 2009, affiche sa désillusion : je suis venu, j’ai vu, je n’y crois plus. Son message est clair : pour les Africains, l’émigration européenne est un mirage. Il veut « casser les stéréotypes sur l’Eldorado européen » (www.afrik.com), car au-delà des inéluctables déceptions individuelles, « l’immigration n’est pas la solution aux problèmes de l’Afrique ». L’habitant d’Evry devient la coqueluche des médias français – télévision, radio, presse lui donnent la parole – pour mieux dire aux Africains : « Ne venez pas ! »

Dans Le Monde du 8 juillet, Benoît Hopquin révèle toutefois qu’Omar Ba est un imposteur : « Las ! Cette épopée est largement inventée. » C’est un récit « truffé d’incohérences et d’anachronismes ». L’intéressé finira d’ailleurs par en convenir : « Mon témoignage ne repose pas uniquement sur des événements que j’ai vécus personnellement mais aussi sur des drames vécus par d’autres, des anonymes dont la voix est trop souvent tue. » (1) Et de s’en justifier : « “Peut-être n’ai-je pas vécu en mon corps : peut-être ai-je vécu la vie des autres”, écrit Pablo Neruda en exergue de sa célèbre autobiographie. » Omar Ba maintient donc son argument en rejetant la confusion, qu’il attribue désormais à ses adversaires, « entre ce que je suis et ce que je dis ».

Pourquoi aura-t-il fallu si longtemps pour que la vérité sorte en France ? Un an plus tôt, un autre expatrié, Bathie Ngoye Thiam, avait déjà dénoncé la supercherie sur un site de la diaspora (2) en démontant le témoignage : « Il raconte “son” aventure tirée par les cheveux, tellement [qu’] il en rajoute et s’y perd. » Si la presse française ne s’en est pas souciée, c’est sans doute que le message, en apparence adressé aux Africains, était en réalité à l’intention d’un public français. Car la clé du succès d’Omar Ba, c’est sa capacité à tirer les leçons de ses échecs pour s’adapter à la demande. Pour s’en convaincre, il suffit de remonter à ses deux ouvrages précédents : si Pauvre Sénégal, publié en 2006 sur Internet, s’en prenait à la politique de son pays d’origine, la même année, le titre suivant fustigeait son pays d’accueil : La France, une république ? Le racisme au sommet. Mais aucun des deux n’a eu le moindre écho. L’étudiant en sociologie a donc dû s’employer à comprendre la société française avant de savoir répondre à ses attentes médiatico-politiques.

Or s’il y parvient, c’est paradoxalement en se posant en briseur de tabous : pour L’Express, « Omar ne craint pas de prendre à rebrousse-poil ses compatriotes. Et la gauche droits-de-l’hommiste. “Je suis révolté par le discours commun qui taxe l’Europe d’absence d’humanité”, assène-t-il. » « Omar découvre une France qu’il ignorait, celle de la précarité et de la pauvreté, du chômage et du surendettement. Un pays moins raciste qu’il ne le craignait. Simplement “utilitariste” : “On n’a pas besoin, ici, d’hommes et de femmes sans qualification. Telle est la loi impitoyable de l’économie libérale.” » Il poursuit, dans Libération du 12 mai dernier : « Aujourd’hui, j’affirme que l’immigration tous azimuts est un double drame. Pour le pays d’origine et pour le pays d’accueil. Je déplore l’irresponsabilité d’un internationalisme naïf qui voit dans l’émigration vers les pays du Nord le salut de ceux du Sud. »

Omar Ba se fait donc le chantre du « codéveloppement » cher à nos ministres de l’Immigration : pour lui, c’est « gagnant-gagnant ». Sur le plateau de Thierry Ardisson (3), il complète son argument : « 308 milliards de dollars ont été envoyés vers les pays en développement en 2008 (c’est la Banque Mondiale qui le dit) par les immigrés – est-ce que cet argent-là a servi à grand-chose ? Si l’émigration était la solution aux problèmes de l’Afrique, ça se saurait ! » En réponse, Xavier Darcos abonde dans son sens : « Nous sommes tous d’accord sur le fait que l’Afrique a besoin de conserver ses propres forces, et que c’est en elle-même qu’elle doit trouver son propre développement. »

Mais c’est sa phrase suivante qui donne la clé de son enthousiasme, et de l’engouement général : « Cette dénonciation par un Africain lui-même (sic), c’est très intéressant à entendre ! » Bathie Ngoye Thiam l’avait bien deviné : « Omar Ba, notre cher compatriote, s’est sans doute dit : “Voilà un bon créneau…” » La réaction d’un lecteur de Libération est éloquente : « Rien à redire à TOUT ce qui a été écrit. Si cela l’avait été par un Européen, il aurait été taxé de xénophobe (au mieux). » Du reste, même démasqué, le faux clandestin n’est pas tout à fait isolé : dans l’Essonne, le Front national (4) lui conserve son soutien. La France aux Français ? Omar Ba a mieux à offrir : les Africains à l’Afrique. É.F.

1. http://omarba.skyrock.com 2. http://www.afriquechos.ch 3. http://www.youtube.com/watch?v=Z2L9... 4. http://frontnational91.over-blog.co...


Octobre 2009

La conscience du préfet et l’inconscient du ministre

PAUL GIROT DE LANGLADE EST « UN HOMME BLESSE ». LE CONSEIL DES MINISTRES DU 9 SEPTEMBRE met à la retraite d’office ce préfet visé par une plainte pour « injures publiques à caractère racial ». Le 31 juillet, excédé par un contrôle de sécurité à l’aéroport d’Orly, il aurait explosé : « On est où là, on se croirait en Afrique », avant d’ajouter : « De toute façon, il n’y a que des Noirs ici. » Le préfet ne comprend pas : jusqu’à présent, ses attaques répétées contre les gens du voyage ne lui avaient pas valu un tel désaveu politique.

Ainsi de tels mots : « Je n’ai pas de tendresse particulière pour ces gens-là. Ils vivent à nos crochets, de la rapine aussi, tout le monde le sait. » Loin de les nier, le préfet a toujours revendiqué ces propos en toute conscience : « c’est la triste réalité », et « les Français attendent de nous autre chose que des propos angéliques ». Or, malgré les poursuites judiciaires, les politiques lui manifestaient alors leur soutien. Nombre d’élus locaux avaient signé une pétition de soutien, remise au président de la République fin 2007. Et tout en refusant de donner « le sentiment que c’est l’ensemble des Rroms ou des gens du voyage qui sont malhonnêtes », Nicolas Sarkozy s’interrogeait en réponse : « Comment se fait-il que, dans certains campements illégaux où tout le monde vit avec le RMI, on ait des voitures que ne pourra pas se payer un homme ou une femme qui travaille dur ? » Quant à Brice Hortefeux, interrogé sur les expulsions de Rroms pourtant devenus européens, n’avait-il pas ironisé sur les idéalistes pour qui « il n’y aurait que des citoyens honnêtes, propres » ?

Pourquoi, soutenu hier, Paul Girot de Langlade est-il aujourd’hui « lâché » par le gouvernement ? Son « franc-parler » n’attirait pas les foudres du pouvoir tant qu’avec les Rroms il parlait d’immigration. Et si ses propos sur l’Afrique et les Noirs ne sont plus tolérés, c’est que leur juxtaposition rompt le cordon sanitaire entre mesures xénophobes et propos racistes. Or Nicolas Sarkozy affiche la générosité pour la diversité en contrepartie de la sévérité contre l’immigration « subie ». Ce qu’on reproche donc au préfet, c’est de jeter le doute sur la réalité d’un distinguo qui définirait aujourd’hui la droite « moderne ».

Celui-ci se défend tant bien que mal : « je ne suis pas raciste », mais à Orly, « c’était n’importe quoi », « le bordel le plus complet ». D’ailleurs, « j’ai eu peur, car il y a eu comme un effet de meute »... Il reconnaît donc avoir protesté : « “Avec une gestion pareille, on se croirait en Afrique.” Mais j’aurais pu aussi bien dire, si le contrôle s’était passé de façon rigoureuse, on se croirait en Asie ou en Amérique. » En revanche, il nie avoir parlé de Noirs. On n’en retient pas moins que la couleur des agents de sécurité lui rappelle l’Afrique. Or ce manque de « modernité » politique est d’autant plus embarrassant qu’on lui avait confié la coordination pour la Réunion des Etats généraux de l’Outre-mer : il importe tout particulièrement de n’y pas confondre les Français de couleur et les immigrés africains.

L’accusé tente de retourner l’accusation, et crie au complot : l’ancien ministre de l’Immigration, devenu ministre de l’Intérieur, chercherait à « se refaire à bon compte une virginité de parfait antiraciste ». « Pauvre homme », rétorque Brice Hortefeux – avant d’être à son tour au centre d’une polémique : à l’université d’été de l’UMP, le 5 septembre, le ministre s’était joint aux échanges de plaisanteries fines autour d’un jeune Arabe du parti. Celui-ci « mange du cochon et boit de la bière » ? « Il ne correspond pas du tout au prototype ! » N’est-ce pas « stéréotype » ? La suite éclaire le lapsus : « Il en faut toujours un. Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. » La diffusion des images sur Internet multiplie les appels à la démission, selon la « jurisprudence Girot de Langlade ». L’ironie de la situation n’échappe pas au préfet déchu : « Je ne suis pas le plus raciste des deux. »

L’inconscient du ministre aurait-il trahi publiquement son racisme privé – soit, derrière les beaux discours, l’hypocrisie d’une droite soi-disant « moderne » ? Renversant la perspective, on fera plutôt l’hypothèse d’un inconscient politique. En matière d’immigration, ce que révèlent aujourd’hui les « dérapages » à répétition des hommes politiques, tel Eric Besson parlant dès sa nomination d’« invasion », c’est la vérité, non de ce qu’ils sont mais de ce qu’ils font. Ainsi, la « xénophobie d’Etat » est plus le résultat que la cause de la politique d’immigration. Il n’est pas davantage besoin d’imputer aux « gaffeurs » un racisme a priori : il suffit de constater un racisme en effet, que produit la politique d’immigration, et que disent les lapsus. É.F.

Regards - 1er octobre 2009 - Eric Fassin


Décembre 2009

Le mur de l’identité nationale

Nicolas Sarkozy, témoin il y a vingt ans de la chute du mur de Berlin ? On songe à un célèbre album pour enfants – à chaque page, le lecteur joue à retrouver le même personnage : « Où est Charlie ? » Une fois la supercherie berlinoise révélée, les plaisantins s’en sont donné à cœur joie : « Où est Nicolas ? » Partout, bien sûr, de Lascaux à Yalta. Que diable le Président allait-il faire dans cette galère ? Pourquoi s’exposer si imprudemment au ridicule ? On ne saurait se contenter de recourir à la psychologie d’un « complexe de (Checkpoint) Charlie ». L’enjeu est bien politique. Projeter Nicolas Sarkozy dans ce moment historique, c’est éviter en retour d’introduire le mur de Berlin dans notre actualité, soit le « grand débat » sur l’identité nationale.

Après tout, fêter la chute du Mur, n’est-ce pas ébranler tous les autres murs ? Et comment célébrer la liberté de circulation en 1989, sans s’interroger sur la politique d’immigration de l’Europe-forteresse en 2009 ? « Quand les murs tombent » : Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau intitulaient ainsi leur critique du nouveau « ministère de l’Identité », en 2007. Certes, il y a Mur et murs : à Berlin, hier, le premier empêchait la sortie des ressortissants de l’Est ; dans l’Europe de Ceuta et Melilla, les seconds interdisent aujourd’hui l’entrée aux habitants du Sud. Il n’empêche : n’est-ce pas la même liberté qui est entravée ? On comprend pourquoi, à Berlin, il importe que la commémoration du passé n’éclaire pas notre présent.

Pour Vichy, il en va tout autrement. On se souvient que le ministre de l’Immigration choisissait d’y accueillir début novembre 2008 un sommet européen sur l’intégration : il annonçait déjà à cette occasion l’enseignement de la Marseillaise aux étrangers. Manifestement, l’identité nationale gêne plus à Berlin qu’à Vichy. Paradoxalement, c’est parce que notre gouvernement se réclame de la démocratie – au contraire du régime de Pétain. Cette comparaison est donc à son avantage : on n’en est pas là ! Le contraste avec l’Allemagne de l’Est l’est moins : l’exemple de cette République démocratique nous rappelle qu’il ne suffit pas de se réclamer de la démocratie pour en appliquer les valeurs.

Or, telle est bien la rhétorique que nos gouvernants opposent à toute critique de la politique d’identité nationale. Sans doute les valeurs en sont-elles diverses : dans la circulaire adressée aux préfets le 2 novembre, on trouve côte à côte « le service public » et « l’entreprise ». Pour autant, c’est la démocratie qui justifie tout. Ainsi, pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy expliquait la création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale en termes républicains de liberté et d’égalité – et d’abord entre les sexes. De fait, on retrouve aujourd’hui cette thématique démocratique : le débat sur l’identité nationale serait la réponse à « l’affaire de la burqa ».

C’est pourquoi, avec « l’égalité homme-femme », « la laïcité » figure en bonne place dans l’inventaire des valeurs démocratiques. Pour autant, on rencontre aussi, parmi les éléments d’identité nationale recensés dans la circulaire ministérielle, non seulement « notre vin » (à défaut de bière et de cochon, signes d’intégration « auvergnate » selon l’UMP), mais surtout « nos églises et nos cathédrales » ; en revanche, ni synagogues ni mosquées. Comme le déclare en effet le Président, le 12 novembre : « Pas un libre-penseur, pas un franc-maçon, pas un athée qui ne se sente au fond de lui l’héritier de la chrétienté. » Oubliés, les juifs et les musulmans. L’affichage de la laïcité contre l’islam sert bien à compenser la reconnaissance d’une « laïcité positive », moins démocratique que catholique.

Mais il ne s’agit pas seulement de religion. Dans ce même discours, devant le mur des fusillés de La Chapelle en Vercors, Nicolas Sarkozy ne se prive pas d’invoquer les mânes de Marc Bloch, et avec lui de « tous ceux qui avaient découvert que la France avait une âme au moment même où elle allait la perdre ». Contre l’envahisseur étranger, la Résistance devient ainsi la caution de l’identité nationale. Ce qui permet aussitôt un clin d’œil rappelant la même époque, mais pas le même camp : « J’ai supprimé (sic) les droits de succession parce que je crois au travail et parce que je crois à la famille. » D’ailleurs, le Président déclarait déjà aux agriculteurs, le 27 octobre : « Le mot “terre” a une signification française et j’ai été élu pour défendre l’identité nationale française. Ces mots ne me font pas peur, je les revendique. » La rhétorique présidentielle est donc fondée sur la troublante confusion d’un double jeu : la Résistance, ou bien Vichy ? Les deux, mon général ! Pour parler d’identité nationale, le mur du Vercors s’avère ainsi plus commode que le mur de Berlin. Drôle d’histoire…

Regards - 1er décembre 2009 - Eric Fassin


Janvier 2010

L’identité nationale, c’est trop

« C’est jamais trop quand c’est bien » : Blaise, le poussin masqué de Claude Ponti, pourrait donner sa devise au sarkozysme. Avec l’immigration, on n’en fait jamais trop ! Et si le « grand débat » sur l’identité nationale venait démentir cet optimisme ? Loin de répéter le succès de 2007, ouvrira-t-il 2010 sur un échec du Président ?

Sans doute s’agit-il, nous dit-on, de combattre la xénophobie, et non de l’alimenter. Exemple : le maire UMP de Gussainville déclare : « Je pense qu’il est temps qu’on réagisse parce qu’on va se faire bouffer ! Il y en a déjà 10 millions qu’on paye à ne rien foutre ! » Jean-François Copé refuse pourtant de crier au dérapage : « On va libérer la parole. Point. Et moi, j’estime que ces sujets, c’est parce qu’on n’en a pas parlé pendant trop longtemps… » Bref, libérer la xénophobie nous libérera de la xénophobie.

Poussé à l’extrême, ce raisonnement audacieux s’avère fragile. « Si à la veille du second conflit mondial, dans un temps où la crise économique envahissait tout, le peuple allemand avait entrepris de s’interroger sur ce qui fonde réellement l’identité allemande, spécule Christian Estrosi, peut-être aurions-nous évité l’atroce et douloureux naufrage de la civilisation européenne. » Serions-nous menacés par le fascisme ? Ou bien le ministre de l’Industrie en fait-il trop ?

La machine politique se dérègle. On s’en est rendu compte le 4 décembre, au colloque de l’Institut Montaigne (« Qu’est-ce qu’être français ? »). Nicolas Sarkozy, qui s’était d’abord invité, a préféré déléguer son courage à François Fillon, comme naguère pour fuir le courroux des maires. Quant à Eric Besson, il s’est vu interpeller sur sa propre identité par un « Français de souche » – « Yassine Belattar, républicain et musulman », « né à Conflans-Sainte-Honorine », et « petit-fils de tirailleur ». « Vous êtes né au Maroc, vous êtes arrivé en France à 17 ans. » Donc, « quelle est votre définition d’être français, puisque vous êtes arrivé après les autres ? » Au jeu de l’origine, rira bien qui rira le dernier…

Nicolas Sarkozy, dans Le Monde du 9 décembre, tente donc de reprendre la main, avec une devise alternative : on ne change pas une équipe qui gagne. En matière d’identité nationale, assez parlé d’immigration ; et si l’on revenait à l’islam ? Car depuis 1989, le débat récurrent sur le voile islamique offre des ressources apparemment inépuisables. Même la loi de 2004 contre les signes religieux ostentatoires n’y a pas mis fin : grâce à la burqa, voilà le débat relancé. Sans doute le Président part-il cette fois du référendum suisse contre les minarets ; mais sa mise en garde emprunte la même rhétorique : « Chacun doit savoir se garder de toute ostentation. »

Nicolas Sarkozy compte ainsi renouveler le succès d’une stratégie qui remonte à 2005. Après le référendum sur le Traité constitutionnel européen, sa réponse au « non » des Français, c’était l’immigration « subie » : dès juin, il l’expliquait à l’UMP. Il fallait détourner la colère populaire du « plombier polonais » vers la famille immigrée – autrement dit, de l’économie vers l’identité nationale. « Ne pouvant changer les peuples, il fallait changer d’Europe. » Effectivement, l’Union européenne se présente depuis lors comme le garant des identités nationales contre la « pression migratoire ».

Après le référendum suisse, la comparaison est explicite : « Ce qui vient de se passer me rappelle comment fut accueilli le rejet de la Constitution européenne en 2005. » D’où la même stratégie populiste : « le mépris du peuple finit toujours mal », écrit-il en écho à Christian Estrosi. « Comment s’étonner du succès des extrêmes quand on ne prend pas en compte la souffrance des électeurs ? » Et de répondre par le mépris pour « le malaise de certains intellectuels, sociologues ou historiens » – comme si le peuple ignorait le sens critique…

L’islam est ici pensé sur le modèle de l’immigration, puisque, s’il faut « respecter ceux qui arrivent », en retour, il convient de « respecter ceux qui accueillent ». Le musulman doit « faire siennes l’égalité de l’homme et de la femme, la laïcité, la séparation du temporel et du spirituel ». Comme à l’immigré, lui fera-t-on signer un Contrat d’accueil et d’intégration dans une France « où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale » ? Ainsi, refuser la « provocation » des minarets, c’est s’inscrire dans le paysage, recouvert d’un « manteau d’églises », de la « laïcité positive ».

Remplacer l’immigration par l’islam, c’est s’écarter de la xénophobie : désormais, le problème serait parmi nous. Mais si c’est au nom de la culture française qu’on l’assigne à une « humble discrétion », alors, il faudra bien parler, même s’il s’agit d’une religion, d’une racialisation de l’islam, en même temps que de l’identité nationale. É.F.

Regards - 1er janvier 2010 - Eric Fassin


Février 2010

Reprendre la main

En juillet 2009, Hervé Mariton rendait au groupe UMP de l’Assemblée nationale un rapport au titre éloquent : Reprendre la main sur les questions de société. « Si, sur bien des sujets (la valeur travail, la revalorisation du mérite, la fiscalité, la sécurité…), la droite a levé des ambiguïtés et marqué des points face à la gauche, force est de constater que ce n’est pas encore le cas sur les “questions de société”. Comment peut-elle enfin prendre la main sur ces sujets ? »

En effet, la droite « est le plus souvent en réaction, faute de propositions. Et lorsqu’elle propose, c’est souvent pour reprendre les idées avancées par la gauche. En plus “tièdes”. » Depuis le Pacs, cette faiblesse ne s’est pas démentie : « Le Pacs signé en mairie sera toujours moins “moderne” que le mariage pour les personnes de même sexe. Opposée à la reconnaissance légale de “l’homoparentalité”, la droite risque d’être toujours moins “moderne” que Noël Mamère ou que le Parti socialiste. »

La droite n’a nullement intérêt à courir après la gauche. Il faut donc écarter une première solution, qui veut que l’« on pousse jusqu’au bout l’alignement pour être aussi “moderne” que la gauche. » Restent alors deux options : « Soit on sort de la dialectique “modernité/conservatisme”. C’est par exemple ce que fait Sylviane Agacinski », auditionnée par le groupe UMP, « sur le thème des mères porteuses où elle pose plus ou moins explicitement une dialectique entre barbarie et civilisation ». « Soit on retourne la dialectique à notre profit en donnant un autre contenu à la “modernité”. »

Si le Pacs donne le modèle du problème, l’immigration sert de référence pour la solution. En effet, la droite sarkozyenne a réussi à imposer sa rhétorique : « Le problème n’est pas l’immigration en tant que telle, c’est l’immigration subie. Il faut mettre en place une immigration choisie et insister sur la notion d’identité nationale. » Ainsi, « plutôt que de donner l’impression qu’on s’oppose à la liberté des femmes qui veulent recourir à la gestation pour autrui, il faut mettre en avant la protection du plus vulnérable, c’est-à-dire la protection de l’enfant et la dignité de la mère porteuse ». Le député de la Drôme le reconnaît : « C’est en partie une question de rhétorique, mais c’est surtout une disposition d’esprit positive. On n’est pas contre une menace, mais pour une avancée, un mieux-être ! »

A l’heure où le débat sur l’identité nationale fait long feu, la droite cherche à reprendre la main. D’une part, elle propose un quota de 40 % de femmes dans les conseils d’administration. D’autre part, c’est en son sein qu’est mise en scène la controverse sur le quota de 30 % de boursiers dans les grandes écoles. Autrement dit, il ne s’agit plus seulement d’imposer son terrain (insécurité, immigration), mais de se porter sur celui de l’adversaire : l’égalité – à la fois entre les sexes et en termes de classes, avec la promotion par l’école. La droite veut voler l’idée de progrès à la gauche.

Celle-ci a tout intérêt à en tirer les leçons, tant rhétoriques que stratégiques : à son tour de reformuler les termes des débats. Ainsi de la « burqa » : d’un côté, il faut souligner qu’exclure des femmes de l’espace public ne peut que réduire leur liberté ; de l’autre, il importe de rappeler que l’égalité ne se joue pas seulement pour quelques musulmanes : en particulier, l’allongement des cotisations pour la retraite va creuser une inégalité massive entre les sexes dans toute la société. Ensuite, la gauche ne saurait répéter son erreur, en abandonnant le terrain de la « diversité » à la droite : l’universalisme ne doit plus cautionner l’immobilisme.

Les quotas dans les conseils d’administration et les grandes écoles peuvent ici servir de modèle : il serait absurde de s’y opposer, mais il ne suffit pas de s’y rallier. La droite privilégie le changement par le haut ? C’est pour se contenter d’exceptions qui confirment la règle des inégalités. En retour, la gauche n’est pourtant pas limitée au changement par le bas. Il ne faut pas réduire la structure de classe aux classes populaires. S’il faut aussi transformer les élites, c’est à condition d’en faire le levier de transformations structurelles.

Avec son terrain, la gauche doit imposer son discours : au lieu de légitimer un ordre symbolique supposé naturel, en matière de mariage, de filiation, de reproduction assistée et de bioéthique, il convient de revendiquer l’égalité des droits et d’étendre les libertés. Mais pour reprendre la main, il lui faudra aussi se porter sur le terrain de l’adversaire. Loin de courir après la droite, la gauche doit ainsi s’attaquer à la racine, en affirmant hautement que le problème n’est pas l’immigration, mais la politique d’immigration qui gangrène notre société. C’est au prix d’une telle révision idéologique qu’émergera une gauche décomplexée.

Regards - 1er février 2010 - Eric Fassin


Avril 2010

Dérapages et glissement de terrain

Le 4 décembre 2009, sur Europe 1, Jean-Pierre Elkabbach interpellait Eric Besson sur un ton inhabituel : « Sur votre site, vous avez censuré 12 % [des contributions] parce qu’il y a des dérapages, parce qu’il y a des horreurs qui sont dites ! On a l’impression que vous avez ouvert la boîte au monstre, et que dans les préfectures, l’extrême droite est en train de dénoncer, comme en 1940, les “mauvais Français”, les étrangers. » Le ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale répondait sans broncher : « Dans ce que je dis depuis un mois et demi, je mets au défi qui que ce soit de trouver un mot, un soupir qui ne soit pas entièrement républicain. » Sur BFM, le 22 décembre, il précise : « Ce qui m’est reproché, ce n’est jamais ce que je dis, c’est paraît-il ce que je ne dirais pas ; pas mes pensées, pas mes actes, mais mes supposées arrière-pensées. » Et d’enfoncer le clou : « Je mets au défi de trouver depuis trois mois que je parle abondamment de ce sujet un mot, un soupir, une virgule qu’un grand républicain puisse contester. »

Sans doute relève-t-il qu’« une partie des Français s’interroge sur une question simple : est-ce que l’islam est compatible avec la République et la démocratie ? », mais c’est pour répondre lui-même à la question : « Moi, je pense que oui. » Il devait pourtant bientôt user d’une formule surprenante. Le 9 février 2010, le site Bakchich annonçait la conversion du ministre à l’islam, pour les beaux yeux d’une jeune Tunisienne : « A Paris, le ministre déchaîne des flots de xénophobie ; à Tunis, l’amoureux transi [aurait] promis à la belle famille de se convertir à l’islam. Tout cela fait un peu désordre. » Le jour même, Eric Besson envoyait un démenti aux médias : « Je déplore d’avoir à démentir une conversion à une religion pour laquelle j’ai par ailleurs du respect, je suis très attaché au caractère laïque de notre République. » L’islam serait-il incompatible avec la laïcité républicaine ?

Admettons toutefois qu’Eric Besson n’ait jamais « dérapé ». N’aurait-il fait, selon l’expression du président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, Jean-François Copé, qui s’en félicitait le 2 décembre sur RTL, que « libérer la parole » ? Encore faudrait-il préciser qui parle dans ce débat. Pour Eric Besson, « la France que Jean-Pierre Raffarin appelait “la France d’en bas” – et dans ma bouche, ça n’est pas péjoratif –, oui, elle s’en est saisie et elle discute. » Pourtant, les dérapages les plus spectaculaires ne sont-ils pas venus de la « France d’en haut » ? Les exemples se multiplient, depuis Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, aux journées d’été de l’UMP, le 5 septembre (« Quand il y en a un ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes »), jusqu’à Gérard Longuet, président du groupe UMP au Sénat, le 10 mars (lorsqu’il oppose Malek Boutih au « corps traditionnel français »), en passant par Nadine Morano, secrétaire d’Etat à la famille, le 14 décembre (sur le « jeune musulman », sa « casquette » et son « verlan ») et Jean-Claude Gaudin, vice-président de l’UMP et maire de Marseille, le 15 janvier (à propos du « déferlement des musulmans » sur la Canebière).

Reste à s’interroger : considérer que la politique d’immigration et d’identité nationale ne ferait que libérer la parole, d’en bas ou même d’en haut, n’est-ce pas nier son pouvoir ? En réalité, instituer en 2007 un ministère de ce nom, c’était bien définir les termes d’un débat dont Eric Besson n’est aujourd’hui que l’instrument zélé. Relisons d’ailleurs la tribune que publie Le Monde du 9 décembre : inspiré par la votation suisse contre les minarets, Nicolas Sarkozy refuse de rester « sourd aux cris du peuple ». C’est pourquoi, à propos d’islam et d’identité nationale, il appelle à « respecter ceux qui arrivent », en même temps que « ceux qui accueillent ». N’est-ce pas appréhender la religion sur le modèle de l’immigration ? L’islam serait irréductiblement étranger « dans notre pays, où la civilisation chrétienne a laissé une trace aussi profonde, où les valeurs de la République sont partie intégrante de notre identité nationale »…

La frontière entre « eux » et « nous » n’oppose plus seulement les immigrés aux Français ; elle divise ceux-ci selon leur religion, leur origine, voire leur couleur de peau. Ce n’est donc pas tel ou tel qui dérape. On assiste à un véritable glissement de terrain, dont les « petites phrases » ne sont que le révélateur : le paysage politique a bien changé. Lors des mêmes journées de l’UMP, quand un jeune militant « progressiste », interrogé sur l’arrivée de Philippe de Villiers dans la majorité, montre sa maîtrise de la langue de bois, Eric Besson, goguenard, adresse au journaliste un doigt d’honneur. C’est sur le même ton qu’il peut nier tout dérapage. La tolérance, disait Claudel, il y a des maisons pour cela. L’honneur, il y a un doigt pour cela, dirait Eric Besson.

Regards - 4 avril 2010 - Eric Fassin


juillet 2010

« Burqa » : une histoire belge

C’est en pleine crise d’identité nationale que la Belgique est devenue, le 29 avril 2010, le premier pays occidental à bannir le port du niqab et de la burqa dans tout l’espace public. Mieux : les députés belges, qui n’arrivaient pas à s’entendre pour former un gouvernement, ont trouvé une belle unanimité (à deux abstentions près) pour voter ce texte, par delà les clivages politiques et linguistiques. Faut-il s’étonner du consensus contre le voile intégral, à l’heure du dissensus intégral qui fait éclater le pays ? Autrement dit, y a-t-il une contradiction dans la coïncidence entre le vote et la crise ?

Ou bien au contraire, ce front « anti-burqa » n’est-il pas le dernier refuge de l’identité nationale ? C’est ainsi qu’on peut entendre le commentaire réjoui d’un député libéral : « L’image de notre pays à l’étranger est de plus en plus incompréhensible mais, au moins, par rapport à l’unanimité qui va s’exprimer au sein de ce Parlement sur ce vote, il y a un élément de fierté à être Belge. » Le voile intégral menacerait l’identité nationale. Et si, à l’inverse, la prohibition de la « burqa » en était aujourd’hui le ciment ?

Les pays européens s’engagent dans une course à l’interdiction : en Belgique et en France, mais aussi en Italie, aux Pays-Bas et au Danemark, soit une cartographie de l’inquiétude nationale. Toutefois, l’urgence tient aussi à la concomitance d’une autre crise – proprement européenne. À partir de la Grèce, en effet, c’est l’euro qu’on dit ébranlé. L’identité de l’Union n’est-elle pas réaffirmée grâce à la campagne européenne contre le voile intégral ?

On pourrait croire que cette politique identitaire est fondée sur la seule distinction entre nationaux et étrangers – comme le suggère en France l’intitulé du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. C’est ce que signifiait Nicolas Sarkozy devant le Parlement réuni en congrès, le 22 juin 2009 : la burqa « ne sera pas la bienvenue sur le territoire de la République ». Or, les frontières que creuse cette politique identitaire ne séparent pas seulement les nationaux des étrangers : elles opèrent aussi des distinctions entre des Français inégalement français.

Il en va de même pour l’Islam. Dans une tribune du 9 décembre 2009, invoquant le référendum suisse contre les minarets, le président de la République invitait d’un côté les Français à « respecter ceux qui arrivent », et de l’autre les musulmans à « respecter ceux qui accueillent ». C’était exclure l’Islam du périmètre de l’identité nationale, en confondant religion et immigration.

Certes, selon Nicolas Sarkozy, « le problème de la burqa n’est pas un problème religieux ». Il n’empêche : on a commencé par empêcher les femmes qui la portent de devenir françaises. Le 27 juin 2008, le Conseil d’Etat avait ainsi refusé la nationalité française, pour « défaut d’assimilation », à l’épouse marocaine d’un Français, dont elle avait trois enfants nés en France. Mais son époux, qui ne souscrivait pas davantage au « principe de l’égalité des sexes », n’en restait pas moins Français. Un dessin du Monde ironisait alors : « La burqa ? C’est mon mari français qui me l’impose ! »

La solution est pourtant simple : il suffirait de retirer la nationalité française au mari. C’est la trouvaille inspirée par l’affaire nantaise d’une Française « de souche », intégralement voilée. Son compagnon est accusé (entre autres) de polygamie. Le 23 avril 2010, le ministre de l’Intérieur demande donc à son collègue de l’Immigration d’envisager, contre ce Français naturalisé, une déchéance de nationalité. « Dans l’état actuel du droit », reconnaît Eric Besson le 27 avril, ce n’est pas possible ; mais il se déclare « tout à fait disposé à étudier la possibilité d’une évolution de notre droit ». Le 9 juin, Brice Hortefeux dévoile donc ses intentions : pour lui, l’acquisition de la nationalité est « un contrat », qui, « comme tout contrat, peut être rompu. » La nationalité deviendrait révocable pour les Français naturalisés. Précariser la nationalité ? Ce n’est pas, ce n’est plus « une question tabou ». La burqa fait ainsi l’identité nationale en même temps qu’elle défait la nationalité. Il est des histoires belges qui ne prêtent guère à rire.

Regards - 14 juillet 2010 - Eric Fassin


septembre 2010

« Voyou » ou « facho », faut-il choisir ?

Français ou voyou, il faut choisir. » Christian Estrosi résume ainsi le discours de Grenoble. Le 30 juillet, le président de la République durcissait encore son discours sur l’immigration et l’identité nationale, en mobilisant un autre terme, l’insécurité. Plutôt qu’un retour à la « double peine », naguère dénoncée (mais jamais abrogée) par Nicolas Sarkozy, c’en est l’extension : il ne s’agit plus seulement d’expulser des immigrés (fussent-ils Européens, comme les Roms) mais de déchoir de leur nationalité des Français naturalisés, voire des « Français d’origine étrangère ». La frontière ne passe plus uniquement entre Français et étrangers, mais parmi les Français : avec cette politique raciale, il faut donc parler de rupture.

Face à ce discours, l’opposition hésite. Chez les moins pusillanimes, on entend deux critiques bien différentes. Cuieusement, c’est Michel Rocard qui exprime la plus radicale en déclarant, dans Marianne, le 6 août : « On n’avait pas vu ça depuis Vichy, on n’avait pas vu ça depuis les nazis. » Dans le même numéro, un titre barre la Une : « Le voyou de la République ». La majorité s’en est bien sûr indignée. Jean-François Kahn y répond pourtant à l’ancien premier ministre socialiste : c’est la riposte alternative. L’attaque est ainsi assortie en couverture d’une explication, qui résume son article : « Xénophobe et pétainiste ? Certes pas. Mais aucun interdit moral ne l’arrête. Et pour garder le pouvoir, il est prêt à tout. »

La distinction est d’importance. Le discours de Grenoble semble en effet donner raison à ceux qui, tel Alain Badiou, ont crié au pétainisme. L’ancien directeur de Marianne le reconnaît : « Même au plus sarkozyste des Français d’ascendance juive, ça rappelle furieusement quelque chose. » Bref, « pour une fois, exceptionnellement, la référence est fondée. Totalement fondée. » Mais Jean-François Kahn en conclut néanmoins : « Sarkozy n’est pas plus “pétainiste” ou même “maurrassien” qu’il n’est “xénophobe”, “raciste” ou “facho”. » C’est simplement « un voyou de banlieue, dont la banlieue serait Neuilly ».

Il ne s’agit pas seulement de distinguer l’homme du discours, ou la démagogie de l’idéologie. Après tout, le résultat est le même : le cynisme peut faire le lit du fascisme. L’enjeu est plus profond. « Dérive sécuritaire », « dérapage populiste », « relents nauséabonds », « stigmatisation des populations » ? Cette « logomachie éculée » ne ferait que « renvoyer la gauche à ses vieux démons », en la coupant des « couches sociales les plus populaires ».

Loin de reprocher au Président de constituer l’immigration en problème, Jean-François Kahn lui fait grief de l’avoir « favorisée » : « Certes, on a restreint, pour la galerie, l’application du droit d’asile ou de regroupement familial. Mais, sous la pression de l’aile la plus réactionnaire du Medef , écrit-il sans souci de la réalité derrière le discours. On a très officiellement encouragé l’immigration dite de travail », encourageant les clandestins… Sa critique virulente débouche, non sans paradoxe, sur la remise en cause du « principe stupide de l’acquisition “ automatique ” de la nationalité » par les enfants nés en France de parents étrangers. Quant à la double peine, « personnellement, ce principe [sic] ne m’a jamais choqué ».

Une telle ambiguïté n’est pas réservée à Marianne. Elle menace toute la gauche. Même Daniel Cohn-Bendit, qui s’insurge dans Le Monde du 17 août contre le discours de Grenoble, semble hésiter entre les deux critiques. Accusant Nicolas Sarkozy de « prendre les Français pour des cons », il ne tranche pas entre « malveillance » populiste et « stupidité » inefficace. D’un côté, c’est bien au nom de leur combat anti-totalitaire qu’il appelle Bernard Kouchner et André Glucksmann à sortir du silence. De l’autre, il s’en prend à la « posture de vierge outragée » de la gauche qui, au mépris de l’opinion, éviterait les questions qui « dérangent » (« Oui, parmi les Roms, il y a des organisations criminelles. »). Or il faudra bien choisir entre les deux logiques : soit le Président apporte les mauvaises réponses à de bonnes questions ; soit le « problème immigré », tel qu’il le définit, nous ramène à grands pas vers les années 1930.

Regards - 24 septembre 2010 - Eric Fassin


octobre 2010

Roms : l’Europe forteresse lézardée

Le 30 août, interviewé sur Radio Classique, Eric Besson rétorquait aux critiques : « Nous avons, en matière d’immigration, la même politique que les socialistes espagnols, les socialistes portugais, les socialistes grecs ou, jusqu’à il y a trois mois, les travaillistes britanniques. » L’argument est familier. Depuis qu’il a pris ses fonctions, le ministre aime à le répéter à l’adresse des socialistes français. Sa politique serait la seule possible : la preuve, transcendant les clivages, elle fait l’unanimité en Europe. Il reprend aussi un défi dont il est coutumier : « Il n’y a jamais eu stigmatisation des étrangers. Je mets quiconque au défi de trouver un mot qui dise cela. » Et d’ajouter enfin : « Mais la spécialité française, c’est la polémique, l’amalgame et l’auto-flagellation. Il n’y a qu’en France qu’on fait référence à la collaboration, à Vichy… »

Or chacune de ces affirmations va se trouver démentie en deux semaines. Le 9 septembre, le Parlement européen adopte une résolution s’inquiétant de « la vague de stigmatisation des Roms », et exhorte la France à « suspendre immédiatement toutes les expulsions de Roms ». Mais le même jour, Le Canard social révèle une circulaire du 5 août appelant à évacuer 300 campements illicites d’ici trois mois, et « en priorité ceux des Roms ». La Commission européenne se réveille en conséquence.

Le 14 septembre, sa vice-présidente – chargée de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté –, Viviane Reding, est d’autant plus virulente qu’elle se sent flouée par les représentants de la France : « C’est une honte ! » Et d’enfoncer le clou : « J’ai été personnellement choquée par des circonstances qui donnent l’impression que des personnes sont renvoyées d’un Etat membre uniquement parce qu’elles appartiennent à une certaine minorité ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale. » Voici donc la France menacée de sanctions par l’Europe.

On aurait beau jeu de rappeler que la « honte » était hier encore du côté de l’Europe, qui s’alignait sur la France : le Parlement adoptait en effet, le 18 juin 2008, la « directive retour », qui durcissait les conditions de détention et d’expulsion des immigrés ; et les scrupules n’embarrassaient guère le Conseil européen au moment de signer, les 15 et 16 octobre de la même année, le Pacte européen sur l’immigration et l’asile, avant de se réunir les 3 et 4 novembre pour un sommet sur l’intégration, sous la présidence française, à Vichy. Sans doute. Mais on redécouvre, à l’heure où elle se lézarde, que l’Europe n’est pas condamnée à se définir comme une forteresse.

Jusqu’au milieu des années 2000, les politiques des Etats européens divergeaient d’ailleurs nettement – la Grande- Bretagne et l’Espagne misaient alors sur l’immigration, alors qu’après 2002, la France était déjà engagée dans une politique dictée par la concurrence électorale avec le Front national. C’est seulement en 2005, au moment du double échec référendaire du Traité constitutionnel européen, en France et aux Pays-Bas, que Nicolas Sarkozy proposera la lutte contre l’immigration subie en guise de réponse aux « nonistes ». Désormais, au lieu d’opposer la nation à l’Europe, comme on le faisait depuis les débats sur le traité de Maastricht, l’Europe était présentée comme le rempart protégeant les identités nationales contre l’immigration ; et la solution française au déficit démocratique de l’Europe allait être reprise par nos voisins.

Nous sommes peut-être à un tournant. C’est qu’à la différence des Africains, les Roms sont européens. Tolérer la politique française mettrait en danger l’existence même de l’Europe. C’est ainsi que l’ambassadeur de Turquie auprès de l’UE, non sans ironie, s’est déclaré « très heureux de voir la Commission montrer la même sensibilité aux violations des droits de l’homme qu’elle le fait dans les pays candidats ou dans les pays tiers ». Certes, contre l’Europe, la France ne manque pas de soutiens – du Front national à la Ligue du Nord – mais désormais, Eric Besson ne pourra plus se réclamer de l’Europe pour légitimer la politique d’identité nationale.

Regards - Eric Fassin - 8 octobre 2010


novembre 2010

Le droit de la nationalité, un puits sans fond

Si c’est un lapsus, il est révélateur. La commission des lois de l’Assemblée nationale a créé le 12 octobre une mission d’information sur « le droit de la nationalité en France ». Or le titre de la dépêche AFP porte sur « le droit à la nationalité ». Il est vrai que, nul n’en peut douter, le « droit de » ne sera examiné que pour restreindre le « droit à ». Eric Besson avait d’ailleurs confirmé, le 30 septembre, que le président de la République nommerait une commission visant à remettre en cause l’accès de plein droit à la nationalité – en particulier pour les jeunes « délinquants multirécidivistes ».

Ce n’est pas une surprise. Pour appliquer le discours de Grenoble, le ministre de l’immigration et de l’identité nationale avait déjà expliqué, le 3 août : « Y a pas besoin de changer la Constitution, y a pas besoin de pousser des cris d’orfraie. Il faut simplement que la loi évolue sur deux points. » Le premier amendement prévu concernait la déchéance de nationalité : il est repris dans le projet de loi qui vient d’être adopté. Quant au second, qui n’a pas été examiné, la mission nouvelle va pouvoir s’y atteler : il s’agit d’empêcher les fameux « délinquants multirécidivistes », lorsqu’ils sont nés en France de parents étrangers, d’acquérir automatiquement la nationalité française. Autrement dit, c’est éroder le droit du sol.

Pour la déchéance de nationalité brandie par Nicolas Sarkozy contre des « personnes d’origine étrangère », « c’est relativement simple », déclarait encore Eric Besson : il suffit de changer la loi. Quant à l’accès à la nationalité, pourquoi pas des « décrets d’opposition » ? En effet, la formule est déjà mise en oeuvre pour les mariages binationaux chers au ministre : la nationalité « s’acquiert automatiquement, déclarait-il, au terme de quelques années » ; pour autant, « ça n’empêche pas un décret d’opposition ». Ainsi, ce féministe méconnu a « interdit l’accès à la nationalité » pour des hommes qui « imposaient le voile intégral » à leur épouse ou qui « refusaient de serrer la main de femmes fonctionnaires ».

Pour traiter de même les délinquants nés à l’étranger, « évidemment, il faut changer la loi », même si « ça resterait évidemment une procédure d’exception ».

Pourquoi cette disposition ne figure-t-elle pas dans la nouvelle loi sur l’immigration ? Avec la Droite populaire, le député UMP Lionnel Luca a pourtant proposé un amendement subordonnant l’acquisition de la nationalité pour tous les enfants d’étrangers, entre 16 et 21 ans, à la manifestation d’une « volonté ». Christian Vanneste, jamais renié par l’UMP pour ses propos homophobes, l’a soutenu en déclarant qu’il faudrait, « un jour ou l’autre, remettre en cause le caractère sacré du droit du sol et ériger en critère absolu la volonté ». (1)

La remise en cause du droit de (et du droit à) la nationalité devrait-elle s’arrêter là ? Comme l’a relevé sur son blog Catherine Coroller, journaliste à Libération, le même Lionnel Luca a proposé un autre amendement, également rejeté, qui aurait mis fin à la double nationalité. On ne s’en étonnera pas : sont visés, comme l’a indiqué son collège Claude Goasguen, les pays du Maghreb avec lesquels la France a signé « les conventions internationales les plus importantes en matière de nationalité ».

Les connaisseurs apprécieront : la modération est venue de Thierry Mariani, rapporteur du texte. « Réformer le droit de la nationalité en une demi-heure » eût été, selon lui, « un peu précipité ». Quant au ministre, il n’était pas pressé non plus : « Vous aurez à vous prononcer d’ici quelques mois sur le sujet. »

La logique est claire. L’immigration paraît être une ressource politique sans limite : pourquoi s’arrêter après seulement cinq lois en sept ans ? Il se pourrait certes qu’on ait épuisé, avec la récente loi sur le voile intégral, un filon qui a rapporté gros depuis 1989. Avec la nationalité, c’est une véritable mine polémique, encore sous-exploitée, qui pourrait nous tenir occupés au moins jusqu’en 2012. C’est bien pourquoi la création de cette mission est annoncée le jour même du vote de la loi sur l’immigration : le ministre s’est gardé une poire pour la soif. Nous avions déjà les lois Sarkozy I et II, en 2003 et 2006 ; peut-être verrons-nous de même une seconde loi Besson, après la première en 2010.

En matière d’immigration, la loi semble un puits sans fond… à moins d’un éboulement soudain. Le 9 juin 1954, Joseph Welch, auditionné devant le Congrès des Etats-Unis, eut le courage de s’insurger contre l’indignité de la chasse aux sorcières que poursuivait sans relâche le sénateur Mc Carthy : « Vous en avez assez fait. N’avez-vous aucun sentiment de décence, Monsieur ? A la fin, n’avez-vous conservé aucun sentiment de décence ? » Ces simples mots mirent un terme au maccarthisme. Pourquoi pas, demain, en France ?

(1) « Pour Eric Besson, déchoir quelqu’un de sa nationalité, “c’est relativement simple” », 20 Minutes, le 3 août.

Regards - Eric Fassin - 8 novembre 2010


décembre 2010

Un ministère sans fin ?

La disparition du ministère de l’Immigration et de l’identité nationale, à l’occasion du remaniement gouvernemental du 14 novembre, plonge ses critiques dans l’embarras. D’un côté, si sa création apparaissait en 2007 comme un recul démocratique, justifiant d’appeler à sa suppression, pourquoi ne pas s’en réjouir aujourd’hui ? D’un autre côté, comment croire que le rattachement de l’immigration au ministère de l’Intérieur – qui plus est sous la responsabilité du premier titulaire du poste, Brice Hortefeux, condamné le 4 juin pour injure raciale – marque la fin de la xénophobie de gouvernement ?

L’ambivalence des adversaires de la politique d’immigration, qui s’exposent à paraître soit naïfs soit grincheux, est réelle. On peut certes légitimement se réjouir de cet aveu d’échec. Ne l’oublions pas : la nouveauté de la politique sarkozyenne n’aura pas été de stigmatiser les étrangers – même si elle a contribué de manière décisive, non seulement à la libération de la parole xénophobe, mais surtout à sa production. En effet, il y a bien longtemps qu’en France, sous les gouvernements de gauche comme de droite, l’immigration est considérée comme un « problème ».

La rupture selon Nicolas Sarkozy, c’était plutôt l’affichage décomplexé d’une politique présentée par ses prédécesseurs comme une simple concession à la réalité, tant économique que politique. « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » , laphrase de Michel Rocard était désormais assortie d’une nuance importante : « accueillir dignement ». C’était passer d’une politique subie, faute de mieux, à une politique choisie, comme une ambition. Pour le Président, renoncer aujourd’hui au ministère dont le candidat avait fait son drapeau, c’est donc aussi renoncer à cette fierté.

Les propos d’Eric Besson dans Le Figaro, anticipant son départ, sont révélateurs : « Si je quitte le ministère de l’Immigration, ce sera la tête haute, fier du travail accompli et des résultats obtenus. » A l’évidence, ce déni est un aveu : la « tête haute » annonce un « profil bas ». La « white pride » du « grand débat » sur l’identité nationale ne va plus de soi.

Néanmoins, c’est à bon droit qu’on peut s’inquiéter : l’immigration n’a-t-elle pas sa place au moins autant au ministère des Affaires étrangères, ou des Affaires sociales, qu’à l’Intérieur ? Si Nicolas Sarkozy a prétendu se distinguer du Front national en se faisant le chantre de l’immigration « choisie », pourquoi le ministère du Travail n’est-il pas concerné ? A l’évidence, cantonner désormais l’immigration au ministère de l’Intérieur, c’est définir cette politique exclusivement en termes de police – comme si l’asile ou les mariages binationaux, par exemple, relevaient uniquement de l’ordre public. Ce n’est donc pas un hasard si disparaissent, en même temps que « l’identité nationale », deux autres volets du ministère d’Eric Besson : « intégration » et « développement solidaire ».

Les deux lectures, optimiste et pessimiste, ne sont pourtant pas incompatibles. En réalité, la politique d’immigration mise en place par Nicolas Sarkozy visait à habiller d’une rhétorique propre à la démocratie une pratique contraire à ses principes fondamentaux. Rappelons-nous en effet : l’identité nationale s’adressait aux électeurs du Front national, tout en se réclamant de valeurs républicaines – au premier rang desquelles la liberté des femmes et l’égalité entre les sexes. Abandonner cette noble rhétorique, pour faire de l’immigration une simple question de police, c’est tomber le masque. On l’a vu cet été lorsque, renonçant à se démarquer du Front national, le président de la République a repris à son compte la confusion entre immigration et délinquance.

Le 16 novembre, dans un entretien télévisé, Nicolas Sarkozy se justifie longuement. Il le reconnaît, le débat sur l’identité nationale « a provoqué un malentendu » – et « j’en prends toute la responsabilité ». Aussi se veut-il pragmatique : « donc, j’ai renoncé à l’identité nationale comme mots, mais sur le fond des choses, je n’y renonce pas ». Il n’est plus question que d’immigration clandestine ; or « seul le ministre de l’Intérieur a le moyen de réguler les flux migratoires ». Et de citer le propos de Michel Rocard, sans l’assortir désormais de sa requalification « décomplexée » (« dignement »). Il ne parle plus que « panne d’intégration », « ghettos » et « burqas »…

Un mot, emprunté à l’anglais, dit sans doute la vérité de la nouvelle orientation politique : « Si on ne maîtrise pas les flux migratoires, on organise le “collapse” de notre système d’intégration. » Il s’agit bien d’une menace d’effondrement – non de la société, mais de cette politique. Le Président reconnaît son échec ; toutefois, il est contraint d’en faire toujours plus. On ne change pas une équipe qui perd : Nicolas Sarkozy est condamné à la fuite en avant, faute de mieux, et désormais sans fierté.

Regards - Eric Fassin - 7 décembre 2010


janvier 2011

Des fatmas pour taper sur des fatmas

Omerta dans la police ? Sihem Souid s’emploie inlassablement à briser la loi du silence – d’abord de l’intérieur, avec la « police des polices », soit l’Inspection générale des services (IGS) et l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), puis devant la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) et le procureur de la République. Elle poursuit aujourd’hui sa lutte dans les médias, après un livre paru en octobre (1) qui raconte son parcours et en particulier ce qu’elle a vu et subi pendant trois ans en tant qu’adjointe de sécurité à la Police de l’air et des frontières (PAF) d’Orly. Fait remarquable, c’est sans renoncer à son métier de « flic » : elle le clame haut et fort, elle ne mène ce combat que parce qu’elle continue d’y croire.

Toutefois, le premier décembre, Sihem Souid est suspendue de ses fonctions par la préfecture de police, pour atteinte à l’obligation de réserve. Pourquoi la sanction, à laquelle elle échappait jusqu’alors en dépit de sa forte médiatisation, intervient-elle à cette date ? Elle n’en est pas vraiment étonnée : en effet, après avoir appris l’avis défavorable de la Halde à la télévision, le 19 novembre (2), elle avait déposé une plainte visant Jeannette Bougrab. Or celle-ci a quitté la présidence de cette institution pour entrer au gouvernement.

En mars 2009, avec six collègues (« deux gouines », « une d’origine africaine » et trois autres « bougnoules »), la policière avait saisi la Halde, alors dirigée par Louis Schweitzer, pour harcèlement moral discriminatoire. Si elle avait obtenu satisfaction, en étant réaffectée dès novembre au service de prévention de la préfecture, elle n’avait jamais eu communication de l’avis. Elle accuse donc Jeannette Bougrab – qui, selon la dernière page du livre, aurait publiquement reconnu devant elle, début septembre, la réalité de la discrimination –, d’avoir livré à des journalistes une décision qu’elle-même attendait en vain depuis des mois. Ironie de la situation : l’avis négatif de la Halde reprocherait à Sihem Souid d’avoir transmis des documents confidentiels aux médias…

L’enjeu de cette bataille, ce sont bien les discriminations. Que la plainte vise Jeannette Bougrab, dont la brève transition à la Halde lui aura seulement servi de marchepied pour le secrétariat d’Etat à la Jeunesse, et ce au moment précis où cette autorité indépendante est vouée à disparaître, n’est donc pas un hasard. Sihem Souid décrit en effet dans son livre deux logiques discriminatoires complémentaires : d’une part, à l’encontre des voyageurs que la PAF a pour mission de contrôler à l’aéroport (étrangers ou d’origine étrangère, comme cette femme noire, interpellée pour un problème de bagage, filmée nue dans une cellule) ; d’autre part, à l’égard des policiers eux-mêmes, s’ils appartiennent aux minorités raciales ou sexuelles (« c’est comme ça à la PAF d’Orly : on n’aime pas les “bougnoules”, les “nègres”, les “pédés” ni les “gouines” »).

Ces deux logiques sont liées. On le comprend aisément, les pratiques et discours fondés sur la xénophobie ont des effets certains en matière de racisme, les Français qui ont « l’air étranger » se confondant tout naturellement avec ces étrangers qui n’ont pas « l’air français ». Mais il y a plus : les minorités visibles sont dans la société française plus volontiers reléguées dans les emplois moins légitimes. Or la gestion de l’immigration, l’enquête d’Alexis Spire dans les préfectures l’a démontré (3), relève justement de ce que le sociologue Everett Hughes avait qualifié de « sale boulot ». Les minorités visibles sont donc, paradoxalement, surreprésentées parmi les exécutants de la politique d’immigration.

En même temps, elles y sont inévitablement suspectes. C’était le cas de Sihem Souid : s’indignait-elle de la xénophobie et du racisme dont elle était témoin ? « Tu nous fais chier avec ta justice et ton droit ! Si tu prends leur défense, c’est que t’es d’origine tunisienne, c’est tout ! » La hiérarchie ne lui dit pas autre chose : si elle est écartée, ce n’est pas qu’on lui reproche son travail ; mais s’il y avait un problème, « vous seriez la première désignée étant donné vos origines ». Et elle n’est pas la seule : les statistiques sont le moyen de traquer une solidarité coupable entre policiers d’origine étrangère et étrangers. Ainsi d’un officier qui découvre sur son dossier le mot « Arabe », écrit en rouge. « Est-ce qu’Ymed-quine-s’appelle-pas-Jean-Jacques expulse assez d’étrangers ? »

Pour échapper à la suspicion, les policiers arabes ou noirs sont donc condamnés à se désolidariser des Arabes et des Noirs. Ainsi cette ancienne collègue, croisée à Orly, qui, sans doute mandatée par sa hiérarchie, s’invite dans un reportage diffusé le 25 novembre sur France Culture, pour assurer au micro qu’elle n’a jamais rencontré le racisme et la xénophobie à la PAF. Il ne s’agit plus seulement, comme naguère, de « l’Arabe (ou du Noir) de service ». En réponse à une question de Franz-Olivier Giesbert sur « les femmes ministres issues de la diversité » (au-delà de Jeannette Bougrab), Sihem Souid explique : « Monsieur Nicolas Sarkozy, notre président de la République, choisit des personnes (…) qui s’appellent Fatma pour taper sur des fatmas, c’est plus simple d’être arabe pour taper sur un autre Arabe ». Mais il est, on leur en sait gré, des Sihem qui refusent de jouer les Fatma.

(1) Omerta dans la police. Abus de pouvoir, homophobie, racisme, sexisme, éd. Le cherche midi, 265 p., 18 €.
(2) De la bouche d’Elisabeth Lévy, sur France 2, dans « Semaine critique ! ».
(3) Accueillir ou reconduire, éd. Liber, 2008.

Regards - Eric Fassin - 3 janvier 2011


Février 2011

La conscience d’un préfet consciencieux

Selon un article de L’Est Républicain du 11 décembre 2010, avant de quitter la Franche-Comté, le préfet « Nacer Meddah a décidé de régulariser la situation de nombreux demandeurs d’asile répondant ‘à tous les critères légaux’. » Il y a de quoi être surpris. « Certains élus de gauche et responsables d’associations humanitaires n’en reviennent pas, racontant ici et là que le préfet ‘fait actuellement le tour des organismes d’aide aux demandeurs d’asile afin de connaître tous les dossiers en souffrance’ et ajoutant qu’ils n’avaient ‘jamais vu ça’. »

On ne s’en étonnera pas en revanche, Nacer Meddah « nie tout activisme » : « je fais mon travail de façon absolument normale. En cette période, je visite beaucoup d’hébergements d’urgence et rencontre des associations. » Bref, les régularisations « se font dans le cadre de la loi et des règlements. » Cependant, il le reconnaît, « ils appelaient une réponse de longue date. Il était de mon devoir de ne pas les laisser en apesanteur. Je m’en occupe rapidement car certains auraient dû être traités beaucoup plus tôt. » Le préfet sortant veut donc laisser place nette.

Le départ de Nacer Meddah faisait déjà jaser. Celui qui était naguère « la coqueluche des politiques », tant de droite que de gauche, est en effet un symbole. Né dans le Pas-de-Calais, d’un père ouvrier et d’une femme de ménage, devenu « pupille de la nation » après le veuvage de cette « mère courage », il incarne le mérite républicain. En outre, ses parents kabyles venus d’Algérie dans les années 1950 faisaient de lui en 2006 le deuxième préfet (après Aïssa Dermouche), sinon « musulman » (puisqu’il se dit « pas croyant, et encore moins pratiquant »), du moins « issu de l’immigration », nommé par Nicolas Sarkozy. Après l’Aube, il avait été affecté fin 2008 dans un département hautement symbolique : la Seine-Saint-Denis.

Toutefois, le symbole se retourne bientôt : après quatorze mois seulement dans le 93, il est remplacé par un « superflic », proche de Nicolas Sarkozy – Christian Lambert, l’ancien patron du RAID. Il est alors muté dans le Doubs, où il prend ses fonctions en avril 2010. Mais la valse s’accélère : sept mois plus tard, il est écarté, sans se voir notifier de nouvelle affectation. Aucune explication n’est donnée, mais l’ironie est d’autant plus forte que son remplaçant, Christian Decharrière, est le directeur de cabinet d’Éric Besson, qui s’apprête à quitter le ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Un symbole chasse l’autre : la diversité cédait hier la place à la fermeté sécuritaire en banlieue parisienne ; en Franche-Comté, elle s’efface devant la rigueur des quotas d’expulsions.

C’est dans ce contexte que les régularisations de la vingt-cinquième heure prennent tout leur sens. S’il était apprécié pour son affabilité, selon les associations de terrain, et comme le montre le portrait qui lui est consacré dans le deuxième volume de Cette France-là, Nacer Meddah ne s’était pas signalé jusqu’alors par une générosité particulière à l’égard des immigrés en situation irrégulière. Il ne peut donc pas avoir été sanctionné pour cette raison. La logique est inverse. C’est la question que ne manque pas de rapporter L’Est républicain  : « libéré » par son éviction, se pourrait-il que l’homme « laisse parler son cœur » ? Ou, pour le dire autrement, s’il n’a plus rien à perdre, en termes de carrière, un haut fonctionnaire peut-il être tenté d’agir en conscience ?

Son successeur a bien compris le danger. Aussitôt entré en fonctions, il rappelle que « la régularisation fait partie des textes, mais à titre exceptionnel. Les étrangers qui entrent sur le territoire sans titre de séjour n’ont pas vocation à être régularisés. » Certes, il le reconnaît bien volontiers, « j’ai effectué des régularisations là ou je suis passé, notamment grâce au vecteur du travail ». Mais l’exception confirme la règle. Serait-ce une manière de refuser l’héritage de son prédécesseur ? Christian Decharrière se contente d’une information : Nacer Meddah « avait effectué onze régularisations en décembre, sur un total de 134 sur l’année ». Une division simple nous l’indique : sur le dernier mois, c’est bien un douzième du nombre annuel. Autrement dit, il ne se serait rien passé.

Si ce chiffre semble trop beau pour être vrai, les médias n’iront pas chercher plus loin. Le plus remarquable est en effet le manque d’intérêt qu’a suscité cette information hors de la presse régionale : en 2006, Nacer Meddah était un symbole national ; fin 2010, il n’est plus qu’un enjeu local. Pourtant, le sursaut de conscience de ce fonctionnaire consciencieux en dit long sur l’autonomie réelle des préfets dans la politique du « cas par cas » revendiquée par le président de la République pour humaniser les quotas.

La discrétion préfectorale est strictement encadrée : d’une part le bâton (le ministre n’hésite pas à convoquer les préfets dont les résultats lui paraissent insuffisants), d’autre part la carotte. Le Parisien révélait le 28 juin 2010 que, « depuis la fin de l’année dernière, dans la plus grande discrétion, les préfets et sous-préfets perçoivent des primes de résultat », qui peuvent « s’échelonner de 14 000 à 66 000 euros » par an – selon des critères définis en 2010 par Brice Hortefeux. Cette prime s’appelle, fort justement, « indemnité de responsabilité. » Le conte de Noël de Nacer Meddah le montre bien : c’est le prix de l’écart entre un travail consciencieux et un travail fait en conscience.

Regards - Eric Fassin - 22 janvier 2011


Mars 2011

Immigration : la préférence française pour la dictature

On ne doit pas dire de mal de ses amis. Dans une question écrite au gouvernement, au lendemain de la réélection du président Ben Ali en octobre 2009, Éric Raoult proposait la création d’un label « Pays ami de la France », « pour les nations étrangères avec lesquelles nous entretenons des relations privilégiées d’amitié et qui sont des clients attitrés pour notre commerce extérieur. » Il réagissait contre ceux qui « s’ingénient à dénigrer certains pays », en particulier la Tunisie. C’est bien sûr le choix de la stabilité : nos amis dictateurs ne sont-ils pas le rempart de la démocratie contre l’ennemi islamiste ?

Le député de Seine-Saint-Denis, interrogé sur Berbère TV, justifiait alors l’expulsion d’une journaliste du Monde venue couvrir l’élection en l’accusant de « provocation ». Ben Ali réélu avec près de 90% des voix ? « Incontestablement, en Tunisie, beaucoup de gens aiment le président ». Certes, « la Tunisie n’a pas les mêmes critères démocratiques que nous »  ; mais « ce pays est en train de cheminer vers une démocratie à l’européenne. » Les atteintes aux droits de l’homme ne scandalisaient donc pas ; en revanche, « si j’apprenais demain [que ceux] qui critiquent la Tunisie y vont passer leurs vacances, là je serais choqué. »

On n’a pas entendu Éric Raoult lors de la polémique sur les vacances tunisiennes de Michèle Alliot-Marie. La ministre des Affaires étrangères avait en effet donné des gages d’amitié au régime, jusque dans la débâcle : le 12 janvier à l’Assemblée nationale, ne proposait-elle pas « le savoir-faire, qui est reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité », pour « régler des situations sécuritaires de ce type » ? Autrement dit, critiquer le régime interdisait de passer des vacances en Tunisie ; lui marquer son soutien le justifiait au contraire. On ne saurait distinguer le pays de son dirigeant.

Qu’en est-il depuis l’effondrement de cette dictature ? Après Ben Ali, la France de Nicolas Sarkozy garde-t-elle son amitié à la Tunisie ? On sait les réticences de nos gouvernants devant les mouvements démocratiques, au Maghreb et en Égypte. Jean-François Copé s’en défend certes, le 23 janvier sur BFM TV : « on ne peut pas dire que la France soit passée à côté » de la révolution tunisienne. Interrogé sur l’Algérie, il appelle pourtant à la « retenue qui convient », et n’hésite pas, contre la politique des droits de l’homme, à invoquer une « interdiction d’ingérence ». En revanche, « si des dirigeants, ou un pays, nous demandent de l’aide, très bien, parfait. » Bref, il n’est pas question d’accompagner le mouvement ; mais il n’est pas interdit d’y faire obstacle, en soutenant le pouvoir en place.

Pourquoi ? Le secrétaire général de l’UMP en fournit la clé. L’important, ce ne sont évidemment pas les droits de l’homme. « Il est grand temps de se poser les vraies questions », soit « ce que va devenir la Tunisie ». Mais cette interrogation n’est pas envisagée du point de vue tunisien : « On a tous en tête, en France, tous, la question, naturellement, des risques de prise de pouvoir par des fondamentalistes islamiques, avec tout ce que cela pourrait vouloir dire. » L’argument n’est pas nouveau (« naturellement »). Mais la justification qui suit aussitôt est éclairante : « Et deuxièmement la question majeure de savoir si jamais une telle dérive devait arriver et qu’il y avait alors un risque de voir un nombre important de Tunisiens vouloir immigrer en Europe, et singulièrement en France. »

L’enjeu des révolutions démocratiques, en Tunisie, en Égypte ou ailleurs, ce serait encore et toujours l’immigration. Une semaine plus tard, dans un entretien sur LCI, Dominique Paillé ne dira pas autre chose. Il commence par répondre positivement à deux questions : « Le premier ministre a-t-il eu raison de recadrer Jeannette Bougrab qui a demandé le départ de Moubarak ? », puis : « Est-ce plus grave que les déclarations de Michèle Alliot-Marie sur la Tunisie ? ». Michel Field demande alors : « Redoutez-vous des conséquences concernant les flux migratoires des événements du Maghreb et de l’Égypte ? » Le nouveau président du Conseil d’administration de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) s’accorde sur ce point avec le secrétaire général de l’UMP : « Oui. À chaque fois qu’il y a écroulement de régime, quel que soit le régime, et notamment de ces régimes autoritaires, il y a des flux d’immigrants vers la France notamment. »

Autrement dit, le « vrai problème », dans cette logique, ce n’est pas l’islamisme lui-même, c’est bien l’immigration. La préférence pour la dictature ne fait qu’en découler. Deux semaines plus tard, quand des clandestins tunisiens débarquent en nombre à Lampedusa, le premier réflexe du gouvernement italien, peut-être inspiré par Michèle Alliot-Marie, est d’offrir à la Tunisie les services de sa police. On ne saurait y voir un effet de l’islamisme : ces diplômés chômeurs tentent la chance d’une migration économique. Ce n’est pas pour autant la démocratie qui pousse les Tunisiens à l’émigration ; mais elle les y autorise. En revanche, la dictature les condamnait à quitter le pays, tout en le leur interdisant.

Autrement dit, le régime dictatorial créait une situation insoluble, en miroir d’un « problème de l’immigration » qui, en Europe, a vocation à être entretenu, et non réglé. Aussi l’ancien ministre de l’immigration ne résiste-t-il pas au plaisir d’intervenir. L’actuel « ministre de l’industrie, Éric Besson, a affirmé, lundi 14 février, qu’il n’y aurait pas de "tolérance pour l’immigration clandestine" au sujet des flux de Tunisiens vers l’Italie » ; il estimait cependant « que les soutiens de Ben Ali pouvaient prétendre à l’asile politique. » C’est affirmer que la France reste fidèle à ses amis, mais aussi, en cette Saint-Valentin, à ses amours : l’immigration comme « problème » sans solution.

Regards - Eric Fassin - 15 février 2011