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De l’individuel au collectif : Des stratégies de survie des déplacés colombiens aux regroupements communautaires

Stellio Rolland
Stellio Rolland est doctorant à l’EHESS. il mène des recherches en Colombie. Il travaille sur les problématiques des déplacés en Colombie, et la question des constructions d’identité dans un contexte de conflit interne. Sa thèse traite de la problématique des "communautés de paix" de Colombie, sous la direction de Michel (...)

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Stellio Rolland, "De l’individuel au collectif : Des stratégies de survie des déplacés colombiens aux regroupements communautaires ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article676.html

résumé

Dans quelles conditions, à partir de 1997, une forme de mobilisation collective face au conflit armé s’est produite de façon relativement stable et homogène dans le nord-ouest de la Colombie ? Comment va s’effectuer le passage d’une multiplicité de stratégies individuelles de survie à la mise en place d’une action collective de « résistance » aux logiques de guerre des acteurs armés ? Comment se sont alors formés des regroupements communautaires associant leaders associatifs, membres de l’Eglise, ONG nationales et internationales et populations déplacées et marginalisées au niveau local ? Quelles ont été les difficultés rencontrées par ce type de mobilisation collective dans le contexte de conflit armé chronique et de présence permanente des acteurs armés illégaux dans le nord du département du Choco ? Enfin, comment en 2007, malgré les difficultés rencontrées par la mobilisation collective et les menaces sans cesse exercées par les groupes armés illégaux, les collectifs de déplacés créés à partir de 1997 existent toujours et ont réussi à se maintenir en place ? Quels sont les divers éléments qui expliquent le maintien de cette forme fragile de mobilisation collective en dépit des risques majeurs qu’elle engendre pour ses participants ?

Introduction

< P align=justify > Dans quelles conditions, à partir de 1997, une forme de mobilisation collective face au conflit armé s’est produite de façon relativement stable et homogène dans le nord-ouest de la Colombie ? Comment va s’effectuer le passage d’une multiplicité de stratégies individuelles de survie à la mise en place d’une action collective de « résistance » aux logiques de guerre des acteurs armés ?

Comment se sont alors formés des regroupements communautaires associant leaders associatifs, membres de l’Eglise, ONG nationales et internationales et populations déplacées et marginalisées au niveau local ? Quelles ont été les difficultés rencontrées par ce type de mobilisation collective dans le contexte de conflit armé chronique et de présence permanente des acteurs armés illégaux dans le nord du département du Choco ?

Enfin, comment en 2007, malgré les difficultés rencontrées par la mobilisation collective et les menaces sans cesse exercées par les groupes armés illégaux, les collectifs de déplacés créés à partir de 1997 existent toujours et ont réussi à se maintenir en place ? Quels sont les divers éléments qui expliquent le maintien de cette forme fragile de mobilisation collective en dépit des risques majeurs qu’elle engendre pour ses participants ?

Avant d’analyser de façon approfondie le cas d’action collective qui constitue le sujet de l’article, il est important de poser le cadre théorique qui nous servira de support tout au long de cette étude. Le postulat de base servant de point de départ à la réflexion est le suivant : les dynamiques de mobilisation sociale sont différentes selon que l’on se situe dans un contexte à haut risque ou à faible risque pour les participants à l’action collective ( Loveman, 1998).

Pour cette étude, nous avons fait appel à la sociologie de la mobilisation sociale dans des contextes politiques sensibles et notamment dans des situations de répression forte exercée par un groupe social dominant, qu’il soit de nature étatique ou non. Nous nous sommes notamment appuyés sur l’analyse qui est faite par Mara Loveman [1] d’une action collective de résistance menée dans le cadre d’une intense répression étatique en Argentine, au Chili et en Uruguay dans les années 1970-1980.

Dans le cas colombien, il ne s’agit pas d’un cas de répression étatique forte : depuis 1997-1998 l’Etat colombien est pour ainsi dire quasiment absent du nord du département du Choco. Depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, il n’est pratiquement pas intervenu dans les dynamiques de régulation sociale de la société locale. [2]

On peut néanmoins rapprocher le cas colombien des cas latino-américains étudiés par Loveman dans la mesure où il s’agit d’une mobilisation sociale contre une forme de répression violente exercée par un groupe armé dominant – les milices paramilitaires – et qu’il s’agit bien d’un contexte qui présente un fort degré de risque pour la vie des leaders associatifs et des autres personnes déplacées engagés dans l’action collective.

Ce qui nous intéressera donc ici c’est de comprendre le passage de la stratégie individuelle de survie à la mobilisation collective dans un contexte qui présente de forts risques pour la vie des personnes participant à l’action collective.

Dans quelles conditions des individus vont-ils risquer leur vie pour « résister » à la domination et à la répression exercées par un groupe armé dominant, en l’occurrence ici les groupes paramilitaires et dans une moindre mesure les groupes de guérillas ? En effet, on pourrait s’attendre à ce qu’un haut niveau de répression et de politique de la terreur exercées par les groupes armés illégaux – comme ce fut le cas dans la zone de l’Uraba et du Choco à la fin des années 1990 lors de l’affrontement entre les milices paramilitaires et groupes de guérillas – engendre une démobilisation collective et une soumission de la population aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux.

En effet, si la conséquence de l’engagement dans une action collective est la mort ou une très forte probabilité de mort ; le modèle du choix rationnel établi pour comprendre les motifs de la mobilisation sociale envisagera l’inaction et la démobilisation.

Or ce modèle d’analyse ne nous permet pas d’éclairer le cas de la mobilisation sociale des groupes de déplacés colombiens. En effet, en 1997-1998, plusieurs initiatives de mobilisation sociale contre les logiques de guerre des acteurs armés illégaux ont émergé dans un contexte présentant de forts risques pour les personnes y participant. L’engagement dans l’action collective, en dépit des risques qu’elle impliquait, ne s’est-il pas alors fait pour un ensemble de valeurs morales, politiques et religieuses mis en avant par les participants à l’action collective ? Le succès de l’action collective de résistance ne s’explique-t-il pas par la très bonne insertion des participants dans des réseaux interpersonnels très denses, ces derniers étant eux-mêmes étroitement liés à des réseaux institutionnels solides ?

Avec le soutien de l’Eglise colombienne et de nombreuses ONG, des collectifs de déplacés ont été créés en 1997-1998 dans les zones de l’Uraba et du Bas Atrato et se sont auto-désignés « communautés de paix ». Ces regroupements communautaires, malgré les évolutions récentes, « fonctionnent » toujours aujourd’hui et continuent de conférer une identité collective de « résistance » à l’ensemble des personnes participant à ce réseau social. Dans quelles conditions est-ce que ces regroupements communautaires de déplacés et de petits paysans parcellaires colombiens ont-ils pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui ? Quels sont les éléments qui ont permis leur cristallisation plus ou moins durable au cours des dernières années en dépit d’un contexte très défavorable pour les participants ?

Après avoir décrit dans un premier temps le contexte du conflit armé chronique dans la zone, nous examinerons ensuite la question du passage de la stratégie individuelle à la mobilisation collective au sein de ces groupes de déplacés colombiens. Dans quelles conditions des mobilisations collectives de « résistance » au conflit armé chronique vont-elles émerger au sein des groupes de déplacés colombiens contre la politique de terreur des acteurs armés illégaux et la situation de déplacement vécue par les populations locales ?

Puis nous verrons ensuite quelles ont été les difficultés majeures rencontrées par ce type d’action collective et de mobilisation sociale dans un contexte à haut risque engendré par les risques permanents de représailles de la part des acteurs armés illégaux. Nous essaierons de montrer en quoi ces types de mobilisation collective demeurent d’une extrême fragilité et pourquoi ils sont en voie de dispersion constante.

Enfin, une étude plus approfondie des formes de cette mobilisation collective face au conflit nous permettra de comprendre les raisons du maintien - certes fragile mais néanmoins réel - jusqu’à aujourd’hui de certains regroupements communautaires de personnes déplacées et de petits paysans parcellaires malgré les risques encourus par les participants.

I. Le contexte du conflit armé chronique dans les zones de l’Uraba et du Bas Atrato

Les enjeux territoriaux du conflit armé

Le territoire est une ressource économique, sociale, politique et stratégique précieuse pour les groupes armés illégaux en Colombie. Depuis maintenant plusieurs décennies, ces derniers se livrent dans tout le pays à une guerre de positions d’une violence inouïe pour s’accaparer des richesses territoriales. Le contrôle du territoire leur permet principalement de se livrer à la culture et à la transformation de la coca, puis à l’expédition de la drogue. Il leur permet aussi de transiter ou de résider un certain temps dans d’immenses zones en bénéficiant d’une relative « sécurité ». Enfin le contrôle d’importantes portions de territoire par les groupes armés illégaux leur octroie un important pouvoir politique et une capacité de négociation face à l’Etat colombien.

Ainsi, le conflit armé en Colombie prend la forme d’une lutte continue entre les différents groupes de guérillas, de milices paramilitaires et les groupes mafieux trafiquants de drogue pour le contrôle de vastes portions du territoire national. À cet égard, la zone du Bas Atrato ne constitue pas une exception, la lutte armée s’y livre entre les différents acteurs armés illégaux pour le contrôle de micro territoires, souvent de la taille d’une exploitation agricole – une finca de quelques centaines, voire de quelques dizaines d’hectares à peine.

Situé à proximité immédiate de la frontière avec le Panama, le quart nord-ouest du pays est un espace hautement stratégique pour les multiples acteurs armés -légaux et illégaux- qui tentent de le contrôler de façon permanente. En effet, les zones de l’Uraba et du Bas Atrato sont des zones de carrefour géographique, très prisées par les divers groupes armés illégaux. La proximité immédiate du golfe d’Uraba offre un accès précieux à l’Océan Atlantique et facilite le contrôle de la route des armes et de la drogue qui mène vers l’Amérique du Nord (le Mexique et les Etats-Unis sont les deux principaux pays destinataires des embarcations rapides chargées de drogue en provenance de Colombie).

En outre, le contrôle de la zone du Bas Atrato permet aussi un accès rapide à la façade Pacifique du pays. Le contrôle de la côte Pacifique - une côte très peu surveillée par l’Etat colombien - se révèle essentiel pour les groupes armés illégaux et les trafiquants de drogue : il leur permet de garantir l’envoi quotidien et « sécurisé » de petites embarcations chargées de drogue à destination de l’Amérique du Nord.

Enfin, le contrôle du Bas Atrato permet l’accès à la zone de montagnes située à la frontière avec le Panama. Cette zone montagneuse, aujourd’hui encore quasiment inexplorée et totalement recouverte de forêt tropicale est connue sous le nom de Darién. C’est une zone de frontière à l’accès très difficile qui procure donc une possibilité de repli tactique indispensable pour les groupes armés illégaux. En cas par exemple de poursuite par un groupe armé rival ou par l’armée colombienne, ils peuvent traverser la frontière et se rendre au Panama ou trouver un refuge dans la forêt inextricable du Darien.

L’affrontement entre les divers groupes armés illégaux pour le contrôle du territoire

Depuis le début des années 1980 on ne dénombre pas moins de trois groupes de guérillas (EPL, ELN et FARC) [3] ; de multiples groupes mafieux et des bandes de délinquants se consacrant principalement au trafic de drogue ; plusieurs groupes paramilitaires [4] ainsi que l’armée régulière colombienne qui tous exercent une présence armée dans la région. Tous ces groupes armés ont tenté d’imposer successivement un contrôle militaire et social sur la région, en vain. Comme dans de nombreuses régions de Colombie, le contrôle que les différents groupes armés -y compris l’armée régulière colombienne- exercent sur le territoire demeure très incertain et n’est jamais total. Tous les groupes armés illégaux en Colombie aspirent à un contrôle total du territoire ainsi qu’à un contrôle social de la population locale. Ils maintiennent donc une politique de terreur à l’égard de cette dernière. (Pécaut, 1996) [5]

De 1996 à nos jours, plusieurs vagues d’une extrême violence - 1996-1997 ; 2000-2001 ; deuxième semestre 2006 - ont marqué les zones de l’Uraba et du Bas Atrato. À tel point que l’on peut parler aujourd’hui d’un contexte de violence généralisée et de conflit armé chronique dans ces zones rurales isolées du reste du pays.

Étant donné ce contrôle très incertain et incomplet du territoire, les rapports de force entre les différents groupes armés illégaux présents dans la zone évoluent très vite même s’il semble que depuis maintenant deux ou trois ans, ce soit le groupe paramilitaire Bloque Elmer Cardenas qui contrôle militairement la région. À ce contrôle militaire du territoire est associé un contrôle social fort de la population. Depuis maintenant trois ans, un processus de négociation est engagé entre le gouvernement du président Alvaro Uribe Velez - au pouvoir depuis 2002 - et les milices paramilitaires regroupées sous le sigle des AUC [6]. Il semblerait qu’ aujourd’hui en 2007, près de 30 000 hommes des groupes paramilitaires se soient démobilisés. En Uraba et dans le Bas Atrato, malgré un début « officiel » de démobilisation de leur structure en 2006, les hommes du Bloque Bananero et du Bloque Elmer Cardenas sont toujours présents dans la plupart des villages et les structures économiques, sociales et politiques du paramilitarisme demeurent intactes. Au contraire, il semblerait plutôt que les groupes paramilitaires soient dans une phase de consolidation de leur pouvoir militaire et de légitimation de leur autorité auprès de la population locale.

En outre, les groupes de guérilla – principalement les FARC-EP avec le Front 57 qui opère dans la région- n’ont pas quitté la zone et se maintiennent dans des campements mobiles très en amont des principales vallées fluviales du Bas Atrato - dans les vallées des fleuves Domingodo, Salaqui, Truando et Jiguamiando - et dans la montagne d’Abibe en Uraba. Ils se maintiennent dans des zones de forêt ou de montagne, à la végétation très dense et donc très difficile d’accès. Régulièrement, par petites unités d’une dizaine d’hommes environ, les guérilleros « descendent » en aval des vallées fluviales – là où habite la majorité de la population- pour assassiner des membres des milices paramilitaires ou des civils soupçonnés de « collaborer » avec eux. Ils commettent fréquemment des actes de sabotage contre les grandes entreprises agroindustrielles qui exploitent le bois et la palme à huile dans la région et ils collectent des informations stratégiques dans les bourgs du département - à Riosucio principalement mais aussi à Curbarado et à Domingodo. La population de l’Uraba et du Bas Atrato redoute aujourd’hui un retour massif de la guérilla dans la zone.

La phase d’intensification du conflit armé ( 1996-1997)

À la fin de l’année 1996, les opérations terrestres et aériennes de l’armée colombienne - Operacion Genesis -, - précédée par les massacres des groupes paramilitaires - visaient à reprendre le contrôle d’une région dominée traditionnellement par les groupes de guérilla. Cette phase d’intensification du conflit armé a fait de nombreuses victimes parmi la population civile et a provoqué des déplacements massifs de population. Plus de cinq mille personnes ont dû fuir les combats faisant rage dans le Bas Atrato pour se rendre dans les villes et les villages de la zone voisine de l’Uraba.

La plupart du temps c’est la population civile, prise entre les tirs croisés des différents groupes armés, qui a été la principale victime des combats. De nombreux civils –leaders associatifs, petits paysans, pêcheurs, bûcherons- ont été assassinés par les groupes armés illégaux (groupes de guérillas et groupes paramilitaires) sous prétexte de leur « appartenance » au groupe armé opposé.

Depuis cette date, lors des phases régulières d’intensification du conflit armé, des centaines de petits paysans afrocolombiens, métis et indigènes fuient les zones de combats situées en amont des vallées fluviales des multiples affluents de l’Atrato.

Ces personnes déplacées se rendent pour la plupart d’entre elles dans les chefs-lieux et dans les gros bourgs du département du Choco (Riosucio, Curbarado, Domingodo) ainsi que dans les grandes villes des départements voisins – Turbo, Apartado, Quibdo et Medellin. Ces déplacements de population se font donc le plus souvent vers une zone géographique relativement proche de la zone des combats et ils se font au compte-goutte, famille par famille. Ils sont donc quasiment invisibles bien qu’ils soient permanents dans ces deux zones de l’Uraba et du Bas Atrato depuis 1997.

Un contexte d’incertitude et à haut risque pour la population locale

Le cadre sociologique et historique des formes de mobilisation collective que nous analyserons par la suite se caractérise avant tout par une fragmentation accélérée du lien social au sein de populations déplacées et marginalisées vivant dans une situation de grand dénuement et dans un contexte de forte incertitude.

Avec l’emploi de l’expression « contexte d’incertitude » nous faisons référence principalement à deux éléments : d’une part, la difficulté pour la population locale de saisir les logiques des acteurs armés et d’autre part, la difficulté d’établir un cadre spatio-temporel précis de la « violence ». La superposition des couches successives de violence depuis plusieurs décennies en Colombie engendre un sentiment de grande lassitude et une difficulté réelle pour la population locale à comprendre les enjeux réels de la confrontation armée. Dans les entretiens, les habitants locaux parlent du conflit armé et de ses protagonistes en termes génériques et flous : « la violence » ; « ceux qui ont des armes » - los armados, etc.

On ne sait plus qui est qui ; quel groupe armé illégal est encore actif et dans quelle zone ? Quand commence et quand prend fin le conflit armé ? Quand commence et quand prend fin le statut de « personne déplacée par la violence » ? Certaines personnes ont été déplacées par les combats une première fois en 1997 puis sont revenues sur leurs terres quelques années après et puis ont été déplacées à nouveau en 2001-2002. Le fait même qu’une personne soit « déplacée » demeure incertain.

En outre, les frontières sont constamment brouillées entre les catégories d’ « acteur civil » et d’ « acteur militaire », de « personne démobilisée » ou de « collaborateur » en civil d’un groupe armé illégal ? Au cours des entretiens, la population locale ne fait qu’exprimer sa lassitude face à une situation de violence sans fin qui apparaît, dans de nombreux discours comme absurde, éternelle et sans solution. En outre, il est souvent très difficile d’aborder la thématique du conflit avec la population locale.

Ce contexte de grande incertitude lié à la permanence du conflit armé dans la zone est donc aussi un contexte de haut risque pour les personnes s’engageant dans une forme de mobilisation collective. Le contexte à haut risque se caractérise par une incertitude totale quant à la prévisibilité des actions des acteurs armés illégaux et par une multiplication des formes de violence à l’encontre des personnes déplacées et des leaders associatifs participant à une forme de mobilisation sociale contre le conflit armé. Cet exercice de la violence par les groupes armés illégaux prend diverses formes : intimidations, tortures, disparitions forcées et meurtres de leaders associatifs, de leurs familles et de leurs amis.

Ainsi, pour résumer, dans ce conflit armé chronique qui marque les deux zones de l’Uraba et du Bas Atrato, les objectifs des acteurs armés illégaux sont avant tout d’ordre militaire et stratégique et la violence est très prosaïque : il s’agit d’obtenir le contrôle d’immenses territoires permettant l’accès à de nombreuses ressources socio-économiques. Le contrôle social de la population locale et le maintien d’une politique de déplacement de population et de terreur est un moyen pour les groupes armés illégaux de parvenir à leurs objectifs.

Le conflit armé dure depuis longtemps dans ce quart nord-ouest du pays et la population a donc dû « apprendre à vivre » avec ce vieux conflit qui fait partie intégrante de son quotidien. La superposition de différentes phases de violence et la succession de différents groupes armés illégaux occupant une position hégémonique dans la zone a engendré chez la population locale le sentiment d’une violence « éternelle » et pour ainsi dire irrémédiable.

II. Le passage de l’individuel au collectif : la mise en place d’une mobilisation collective contre la situation de conflit armé et de déplacement vécue par la population locale (1997-1998)

Face à ces déplacements réguliers de population, à cette politique de terreur menée par les groupes armés illégaux, à ce contexte de violence diffuse et à ces combats chroniques entre les divers groupes armés présents dans la zone ; il est difficile de concevoir l’émergence - et encore moins le maintien - d’une forme quelconque de mobilisation sociale ou d’action collective opposée aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux.

En effet, dans les situations de délitement du lien social, de suspicion généralisée et de risques de représailles de la part des groupes armés dominants propres aux conflits armés internes, le modèle du choix rationnel nous enseigne que la seule voie possible offerte à la population locale semble être le repli sur la sphère individuelle. Toute forme visible d’opposition collective au conflit est menacée de représailles immédiates par les groupes armés illégaux dominant la zone, en l’occurrence ici par les milices paramilitaires mais aussi dans certains cas par les groupes de guérillas.

Par conséquent, la seule possibilité de survie à l’intérieur de la zone semble être une capacité d’ « arrangement » et d’adaptation continuelle de la population locale aux stratégies changeantes de guerre et de domination déployées par les acteurs armés illégaux. Il faut sans cesse « négocier » sa place avec eux, multiplier les transactions pour obtenir le « droit » à un déplacement à l’intérieur d’une vallée fluviale, le « droit » à sortir de son village pour se rendre à son travail ou le « droit » d’aller se ravitailler au bourg le plus proche.

Néanmoins, malgré ces conditions très peu favorables, plusieurs expériences de mobilisation collective de personnes déplacées prenant la forme de regroupements communautaires sont apparues dans la zone à partir de 1997.

La « communauté de paix » de San Jose de Apartado

Dés le début de l’année 1997, une première initiative de mobilisation collective des groupes de paysans déplacés locaux – ou en situation de déplacement potentiel- contre la logique de guerre des acteurs armés se forme dans la zone dite de l’Uraba antioqueño. C’est l’émergence de la « communauté de paix » de San Jose de Apartado. Aujourd’hui, une cinquantaine de familles environ sont encore rassemblées dans ce petit village situé dans une zone rurale à l’est de la ville d’Apartado. Les membres de ce regroupement communautaire continuent d’affirmer dans des communiqués publics leur volonté de ne se soumettre d’aucune façon à aucun des acteurs armés légaux ou illégaux- présents dans la zone.

Les leaders associatifs et leurs familles vivant dans cette zone hautement conflictuelle – zone de couloir stratégique - disputée à la fois par les groupes de guérillas et les milices paramilitaires se sont donc regroupés pour afficher leur « non-participation collective aux logiques de guerre des acteurs armés ». Cette mobilisation collective a pris la forme d’un engagement formel à ne participer sous aucune forme – enrôlement militaire, collaboration en termes d’informations stratégiques, de ressources matérielles, etc – aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux. L’Eglise locale – Diocèse d’Apartado- et de nombreuses ONG nationales et internationales ont soutenu dès le début cette initiative de défense des droits humains de la population civile.

Les « communautés de paix » de Riosucio

Au début de l’année 1998, à l’exemple de l’initiative de San Jose de Apartado, ont été créées les « communautés de paix » de Riosucio. Ces collectifs de déplacés soutenus par l’Eglise colombienne et par de nombreuses ONG nationales et internationales avaient alors pour objectif « le retour définitif des personnes déplacées sur leurs terres d’origine » et l’établissement d’une sorte de modus vivendi avec les acteurs armés illégaux. Ces collectifs ont regroupé davantage de familles déplacées que la « communauté de paix » de San Jose de Apartado.

La plupart des centaines de personnes ayant participé à ces regroupements communautaires ont été déplacées dans le village de Pavarando lors d’une phase d’intensification du conflit armé dans la zone à la fin de l’année 1996. Elles ont vécu dans le campement de Pavarando pendant un an, du début de l’année 1997 au début de l’année 1998. C’est dans ce contexte particulier de déplacement massif de la population et de politique de terreur exercée par les divers groupes armés illégaux qu’a émergé la mobilisation des collectifs de déplacés. Ces regroupements communautaires se sont localisés dans la zone dite de l’Uraba chocoano, c’est-à-dire dans l’ensemble des bassins fluviaux des affluents du fleuve Atrato, situés aux alentours du bourg de Riosucio. Les personnes déplacées ont cherché à revenir progressivement sur leur terre d’origine malgré la présence des acteurs armés illégaux. À partir de la fin de l’année 2003 environ, la référence au terme de « communauté de paix » disparaîtra du discours des leaders associatifs ayant participé à cette mobilisation collective. Néanmoins, la dynamique de mobilisation suscitée par ces regroupements communautaires de personnes déplacées perdure encore jusqu’à aujourd’hui sous une forme plus « identitaire ».

Le regroupement communautaire de « CAVIDA »

Dans la vallée du fleuve Cacarica, affluent de l’Atrato, s’est formé à partir de la fin de l’année 1998 un regroupement communautaire de personnes ayant été déplacées dans la ville de Turbo [7] un an auparavant lors d’une phase d’intensification du conflit armé. Le regroupement communautaire dit de CAVIDA [8] regroupe aujourd’hui environ 200 familles et bénéficie du soutien important de la communauté internationale – principalement de l’ONG PBI [9] - et de celui de l’Eglise colombienne, à travers la Commission Interéclésiale de Justice et Paix. Ce regroupement communautaire de personnes déplacées de leurs terres en 1997 puis revenues progressivement à partir de la fin de l’année 1998 a aussi pour principe la « non-participation aux logiques de guerre des acteurs armés ». C’est une forme d’action collective de « résistance au conflit » similaire à l’action collective des regroupements communautaires mentionnés précédemment.

Ces trois regroupements communautaires de personnes déplacées fortement soutenus par l’Eglise colombienne et par différentes ONG ont représenté une forme de mobilisation collective originale contre le conflit armé dans les zones du Bas Atrato et de l’Uraba à partir de 1997-1998. Ils sont nés de façon « réactive », en réponse au contexte particulier de déplacement massif de population, de répression violente et de violation massive des droits humains commis part les acteurs armés illégaux et l’armée colombienne à la fin de l’année 1996 et au début de l’année 1997.

Dans un contexte de grande incertitude et de grands risques pris par les leaders participant à l’action collective ; cette mobilisation sociale a constitué une forme de « resubjectivation » politique et de reterritorialisation partielle d’une population déplacée, dépolitisée et soumise aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux.

Néanmoins, les pressions permanentes des acteurs armés illégaux et le contexte de forte incertitude lié au conflit armé chronique ont rendu difficile le maintien d’une action collective stable et homogène de « résistance » à la domination exercée par ces mêmes acteurs armés illégaux.

III. Les difficultés de la mobilisation collective contre le conflit armé (1998-2003)

Les leaders associatifs et les familles déplacées participant à ces divers regroupements communautaires et à une forme d’action collective de « résistance » au conflit armé ont dû affronter deux types de difficultés principales : le maintien d’un haut niveau de répression à leur encontre et l’impossibilité de maintenir un degré suffisant de cohésion sociale à l’intérieur du regroupement communautaire. Loin d’être séparées, ces deux difficultés sont étroitement liées. En effet, c’est le non-respect de la règle collective et l’absence de cohésion à l’intérieur d’un collectif de personnes déplacées qui permet aux acteurs armés illégaux de s’insérer plus facilement en son sein et ainsi d’exercer un niveau important de terreur et de répression armée.

Le maintien d’un haut niveau de répression exercé par les groupes armés illégaux

Le premier type de difficulté concerne le maintien d’un haut niveau de violence et de répression à l’encontre des leaders associatifs, personnes déplacées, populations marginalisées et petits paysans parcellaires participant à l’action collective de « résistance » aux logiques de guerre des acteurs armés.

Depuis 1998 jusqu’à nos jours de nombreux assassinats de leaders associatifs participant aux divers regroupements communautaires mentionnés plus haut ont eu lieu dans les zones de l’Uraba et du Bas Atrato. Ces assassinats sélectifs ont été à la fois l’œuvre des milices paramilitaires et des groupes de guérillas et à certaines occasions de l’armée colombienne.

Les leaders associatifs et leurs familles participant à l’action collective dans le regroupement communautaire de San Jose de Apartado ont été les principales cibles de cette répression. On dénombre depuis 1997 plusieurs dizaines de leaders associatifs membres de la « communauté de paix » de San Jose de Apartado assassinés par les milices paramilitaires et par les groupes de guérillas. En février 2005, un massacre a été commis contre sept personnes appartenant à cette communauté. Les données recueillies lors des missions de terrain et les diverses enquêtes réalisées à l’époque permettent d’affirmer que l’armée colombienne est probablement à l’origine de ce massacre.

Depuis leur création en 1997, plusieurs leaders associatifs des regroupements communautaires de CAVIDA et des « communautés de paix » de Riosucio ont aussi été assassinés par les groupes paramilitaires et par les groupes de guérillas. Néanmoins, on constate depuis deux ans une relative baisse du nombre d’homicides commis sur les personnes participant à ces regroupements communautaires.

En outre, depuis l’émergence de ces actions collectives de « résistance » aux logiques de guerre des acteurs armés, les rapports de l’Eglise colombienne et des ONG soutenant ces initiatives mentionnent de nombreux enlèvements, tortures, harcèlements de toutes sortes, intimidations et menaces diverses à l’encontre des personnes participant à une action collective de « résistance » au conflit armé [10]. Il est bien sûr nécessaire de prendre une distance critique par rapport à ce type de source : l’Eglise et les ONG étant juge et parti puisqu’elles participent pleinement à l’action collective. Il n’en reste pas moins vrai, comme le montrent les observations sur le terrain, que les leaders participant à une action collective de « résistance » au conflit sont soumis à un niveau de répression et de harcèlement physique et moral bien supérieur à celui dont sont victimes les habitants locaux ne participant à aucune forme de mobilisation collective.

Enfin, l’initiative de regroupement communautaire au sein d’un espace physique censé être plus ou moins à l’écart du conflit armé n’a pas abouti à la soustraction de cet espace aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux. Depuis 1997, les territoires abritant les différents regroupements communautaires n’ont pas cessé d’être étroitement contrôlés par les différents acteurs armés illégaux agissants dans la zone. Les milices paramilitaires et les groupes de guérillas ont continué de transiter en leur sein et sont aujourd’hui encore très présents dans les zones rurales de San Jose de Apartado, des fleuves Truando, Domingodo, Salaqui, Cacarica et Jiguamiando.

Le faible degré de cohésion sociale existant au sein des regroupements communautaires

Le deuxième grand type de difficulté rencontrée par l’action collective concerne la quasi-impossibilité de maintenir un degré suffisant de cohésion sociale au sein des regroupements communautaires mobilisés contre les logiques de guerre des acteurs armés illégaux. Le passage de la stratégie individuelle à l’action collective n’est jamais garanti et définitif dans un contexte de fragmentation sociale accélérée résultant du travail de sape continu entrepris par les groupes armés illégaux.

Ainsi, l’action collective des groupes de déplacés demeure très fragile en raison de la multiplicité des appartenances des individus et de la pluralité des régimes d’engagement dans l’action. Les appartenances des individus qui composent ces groupements sociaux liés aux « communautés de paix » sont fluides et poreuses. La plupart des personnes participant à ces regroupements communautaires ne sont pas soudées par une identité collective forte qui leur permette de donner un sens positif à leurs pratiques et à leur engagement, et ceci dans une perspective de long terme. [11].

Nous avons vu plus haut que le statut même des personnes déplacées participant à ces regroupements communautaires est incertain. Jusqu’à quand est-on considéré comme « personne déplacée par la violence » ? Certains se disent « déplacés », mais ils continuent de faire des va-et-vient permanents entre leur terre d’origine et leur lieu de résidence ; d’autres « déplacés » ne comptent jamais retourner sur leurs terres. D’autres encore sont leaders associatifs « le matin » mais l’après-midi, ils occupent un autre emploi dans un négoce indépendant de coupe de bois ou d’exploitation de banane plantain pour lequel ils doivent verser un impôt aux milices paramilitaires contrôlant la région.

Cette pluralité des modes d’appartenance et des régimes d’engagement des individus dans l’action est démultipliée par la nécessité permanente des populations locales de s’adapter au contexte changeant du conflit armé chronique. Le contexte politique est incertain et il peut varier rapidement en fonction des stratégies opaques des acteurs armés illégaux et de la politique « anti-insurrectionnelle » du gouvernement colombien. Dans ces conditions, il est difficile de prévoir un engagement dans une action collective sur le long terme.

D’autre part, la nécessité de survivre dans un contexte de pénurie chronique et de grande pauvreté oblige les membres de ces regroupements communautaires à de nombreuses transactions économiques avec divers types d’acteurs ( entreprises locales de transport, grands exploitations de bétail, de palmiculture, de coupe du bois etc.). Ces acteurs bien souvent sont contraints de participer directement ou indirectement aux logiques de guerre des acteurs armés illégaux.

L’indispensable polyvalence des activités des personnes participant à ces regroupements communautaires va donc à l’encontre de la cohérence et de la stabilité de l’action collective de « résistance » au conflit armé. Ce fut notamment le cas pour les regroupements communautaires stabilisés autour du bourg de Riosucio de 1998 à 2003. Le non-respect de la règle collective et la dispersion des leaders associatifs dans une diversité d’activités affaiblit la cohésion du groupe et par conséquent sa légitimité à revendiquer un espace – physique et symbolique – « autonome » par rapport au conflit armé. Le harcèlement continu des acteurs armés illégaux continuera de saper cette légitimité morale et symbolique revendiquée par les participants à l’action collective.

IV. Les raisons du maintien d’une forme de mobilisation collective dans un contexte à haut risque (2003-2007)

Après l’énoncé de telles difficultés posées au maintien de l’action collective, et notamment le nombre important d’assassinats de leaders associatifs, le harcèlement permanent exercé par les groupes armés illégaux dans les zones de regroupement communautaire ; on ne peut que s’étonner du maintien jusqu’à nos jours de ces formes originales de « résistance » au conflit armé dans les deux zones de l’Uraba et du Bas Atrato.

Comment une action collective de « résistance » au conflit qui est en voie de dispersion constante et demeure fragile par essence a-t-elle pu se maintenir jusqu’à aujourd’hui ? Quels sont les trois éléments principaux qui expliquent le maintien de cette forme d’action collective dans un contexte à haut risque et en dépit de la répression exercée par les groupes armés illégaux ?

Des réseaux interpersonnels denses de leaders « engagés »

Le premier élément d’explication du maintien plus ou moins stable de cette action collective de « résistance » dans un contexte de conflit armé chronique et de répression intense tient à l’identité et au rôle des leaders locaux. Nous faisons référence plus précisément à l’identité individuelle de ces leaders associatifs et à leur mode de socialisation. Les observations de terrain réalisées dans la zone permettent d’affirmer que ces personnes impliquées dans l’action collective sont des leaders locaux engagés depuis longtemps dans des formes d’action collective et de mobilisation « au service » de la population locale. Avant 1997, ils ont participé notamment à une forme importante de mobilisation sociale pour obtenir l’amélioration des conditions de vies des habitants locaux (obtention d’une école publique, d’un centre de santé, etc). Les leaders des collectifs de déplacés étaient très actifs auparavant au sein des groupes d’action communale  juntas de acción comunal.

Ils sont en outre très liés depuis longtemps à l’Eglise catholique locale et très attachés aux valeurs de « communauté », de « solidarité » et de « religion ». Ils sont insérés dans des réseaux interpersonnels très denses et liés entre eux par des liens d’amitié et de parenté très forts. Depuis le déplacement collectif à Turbo et dans le village de Pavarando en 1997, un haut degré de confiance s’est établi entre ces leaders locaux. La possibilité de s’appuyer sur un haut degré de confiance mutuelle leur a permis de « résister » au travail de fragmentation permanent exercé par les groupes armés illégaux.

Le « bouclier moral » de l’Eglise colombienne

L’existence seule de ces réseaux interpersonnels denses de leaders « engagés » ne suffit pas à expliquer le maintien relativement stable d’une forme d’action collective contre le conflit armé. Le fait que ces réseaux locaux soient « fixés » et structurés par des organisations de plus large envergure et surtout par l’Eglise colombienne nous permet de comprendre la longévité de l’action collective. Le rôle joué par cette institution est essentiel pour comprendre le maintien de l’action collective de « résistance » au conflit armé. L’Eglise colombienne possède dans cette région des réseaux organisationnels multidimensionnels et dotés d’un maillage très fin qui permettent de « fixer » de façon durable les regroupements communautaires de personnes déplacées. L’Eglise a donc la capacité de mobiliser en permanence ces réseaux sociaux locaux de leaders associatifs et de personnes déplacées dans une forme d’action collective.

L’action de Eglise est dotée en Colombie d’une grande légitimité morale et symbolique. Elle joue un très grand rôle de régulation sociale au sein de secteurs très divers de la société colombienne et ses membres sont souvent très respectés, même par les acteurs armés illégaux.

Elle a contribué dès le début - en 1997-1998 -, à l’émergence dans les zones de l’Uraba et du Bas Atrato d’une action collective de « résistance » au conflit armé cristallisée autour des « communautés de paix ». Elle a conféré par la suite une forte légitimité symbolique et morale à cette mobilisation sociale. Par son poids symbolique, moral et politique, tant au niveau interne qu’au niveau international, elle constitue une sorte de « bouclier moral » aux populations déplacées regroupées en « communautés de paix ».

En outre, elle joue un rôle indispensable par sa capacité à mobiliser différents types de ressources ( financières, informationnelles, organisationnelles) absolument nécessaires au maintien de l’action collective dans le long terme. Par ses alliances institutionnelles tissées au niveau international, l’Eglise colombienne rend possible l’envoi d’argent par des mouvements d’Eglise internationaux aux réseaux de mobilisation colombiens.

Enfin, elle rend possible l’accès de la « cause » locale des groupes de déplacés colombiens à un espace public international. La grande légitimité morale et symbolique dont elle jouit dans la société colombienne permet de fournir un cadre -framing- et de traduire les revendications ultra-localisées des groupes de déplacés colombiens du nord du département du Choco en des termes qui puissent résonner avec d’autres secteurs de la société colombienne et de la société civile internationale.

Le renforcement d’une logique de type humanitaire

Dans un contexte de consolidation de la terreur et du contrôle social exercé par les acteurs armés illégaux, les différents regroupements communautaires de personnes déplacées sont en risque de désagrégation permanente ; les modes d’action collective se raréfient et les stratégies individuelles de survie se multiplient sans cesse.

De manière générale, la pérennisation du conflit armé dans la zone et la polarisation politique extrême qui se développe entre d’un côté les « partisans des milices paramilitaires » et de l’autre les « collaborateurs de la guérilla » laissent peu de place à une position intermédiaire. La production d’une posture « politique » d’opposition au conflit armé et de défense des droits humains des populations locales est sans cesse plus risquée pour les leaders locaux et les personnes déplacées engagés dans une forme d’action collective, même à l’abri du « bouclier moral » de l’Eglise.

Par conséquent, la seule posture tenable semble être une posture de type « humanitaire » qui transforme les déplacés colombiens en de pures « victimes » d’un conflit armé. Dans la zone du Bas Atrato, la logique de l’enfermement de personnes déplacées, et de petits paysans « sans terre » et pour ainsi dire « sans droits » dans un espace pratiquement clos s’est consolidée au cours de l’année 2006. Ces espaces relativement clos nommés « zones humanitaires » sont présents dans plusieurs vallées fluviales de la zone du Bas Atrato : « zones humanitaires » du Curbarado et du Jiguamiando principalement. Ces « espaces protégés » sont avant tout soutenus par l’Eglise, la « communauté internationale » et par certaines grandes ONG internationales comme OXFAM-GB.

Conclusion

Dans sa phase initiale (1997-1998) , la politique de terreur et de répression exercée par les acteurs armés illégaux contre toute forme de mobilisation sociale a contribué, par sa grande intensité, à susciter une réaction de la part de l’Eglise et de certains leaders déplacés qui ont revendiqué la mise en place d’un espace physique et symbolique « protégé » du conflit armé.

Dans un second temps (1998-2003), la stabilité de l’action collective et le nombre de personnes engagées dans ces différentes formes de regroupements communautaires ont varié en fonction de l’intensité du conflit armé et de l’accompagnement dispensé par les ONG et par l’Eglise colombienne. Les groupements sociaux qu’ont formé les « communautés de paix » dans cette région de Colombie ont perduré avant tout en raison de la continuité institutionnelle de l’Eglise dans la zone qui a réussi à conférer à ces regroupements une légitimité morale et symbolique et leur a permis l’accès à de nombreuses ressources indispensables.

Cependant, dans un contexte d’incertitude et de haut risque pour les participants à toute forme de mobilisation sociale ; l’action collective de « résistance » des groupes de déplacés a été sans cesse remise en cause par le travail de fragmentation et le haut niveau de répression exercé par les groupes armés illégaux. Aujourd’hui dans la région, pour les acteurs de la mobilisation sociale, l’éviction du « politique » engendre l’adoption d’une posture de type « humanitaire » comme seule position envisageable. À la figure du « sujet » représentant le déplacé colombien regroupé en collectif et mobilisé pour la défense de ses « droits » a été substituée celle de la « victime » dépendante de l’assistance humanitaire.

Stellio Rolland

Doctorant en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, CEAF, membre du Programme de recherche ASILES. Une mission de terrain en Colombie a notamment été facilitée grâce au soutien financier du programme ASILES octroyé à l’été 2006. Le recueil des données ethnographiques s’est aussi fait lors d’un travail de deux ans dans la zone de 2003 à 2005 au sein de l’ONG colombienne CINEP – Centro de Investigaciones y de Educacion Popular - intervenant dans la zone du Bas Atrato

NOTES

[1] Loveman, Mara, High Risk Collective Action : Defending human rights in Chile, Uruguay and Argentina, American Journal of Sociology, University of Chicago Press ( Volume 104, N°2, Septembre 1998) pp. 477-525.

[2] Même si les rapports entre l’Etat colombien et l’acteur armé illégal dominant la région actuellement - les milices paramilitaires du Bloque Elmer Cardenas - ont bien souvent été très ambigus et constitués d’alliances et de transactions multiples.

[3] Respectivement, EPL, Ejercito Popular de Liberación ; ELN, Ejercito de Liberación Nacional et FARC-EP, Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – Ejercito Popular. Ces trois groupes de guérillas se sont âprement disputé le contrôle territorial de la région pendant les années 1980 notamment pour pouvoir y développer leurs activités de production de la marihuana – bonanza marihuanera. Puis à partir de la fin des années 1980, le trafic d’armes et la production et la transformation en pâte-base de la feuille de coca sont devenues les deux activités principales des groupes de guérilla.

[4] La création en 1994 des ACCU -Autodefensas Campesinas de Córdoba y Uraba représentent un effort de centralisation et de rationalisation des divers groupuscules paramilitaires actifs dans le nord de la Colombie depuis le milieu des années 1980. C’est aujourd’hui le groupe paramilitaire Bloque Elmer Cardenas sous le « commandement » de « El Aleman » qui exerce une présence militaire continue dans la zone du Bas Atrato et qui est « officiellement » en cours de démobilisation depuis le mois de juillet 2006. Sur la question du paramilitarisme en Colombie, voir Mauricio Romero (2003( Paramilitares y autodefensas en Colombia 1982-2003, Bogota, Universidad Nacional.

[5] Sur la question des formes complexes de la violence en Colombie voir Pécaut, Daniel, « Réflexions sur la violence en Colombie », in Héritier, Françoise (éd), De la Violence, Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 223-271.

[6] La création en 1997 des AUC -Autodefensas Unidas de Colombia- représente la poursuite de ce même effort de centralisation et de rationalisation des divers groupes paramilitaires agissant en Colombie.

[7] Ville côtière située au nord de la ville d’Apartado, dans la zone d’Uraba ( département d’Antioquia).

[8] CAVIDA, Comunidad Autodeterminación, Vida y Dignidad : Communauté Autodétermination, Vie et Dignité. La population déplacée est regroupée dans deux sites principaux situées dans la vallée fluviale du Cacarica : « Nueva Vida » et « Esperanza en Dios ».

[9] PBI, Peace Brigades International.

[10] Source principale : rapports du CINEP et de la Commission Interéclésiale de Justice et Paix depuis 1997.

[11] Ou plutôt devrions-nous nuancer cette affirmation : elle n’est valable que pour les personnes déplacées et marginalisées liées de façon plus ou moins lâche à ces regroupements communautaires. Au contraire, les leaders associatifs sont eux soudés par une identité collective forte et par une éthique solide de l’engagement. De même dans le cas de San Jose de Apartado, il semblerait que le regroupement communautaire soit doté d’une identité collective forte et d’une grande homogénéité entre les individus. Cette situation est due selon nous au relatif « enfermement » des individus au sein du village et à la forte proportion de leaders associatifs participant à l’action collective par rapport aux autres regroupements communautaires.